Je fronce les sourcils avant même d'avoir ouvert les yeux. Il y a quelque chose d'inhabituel. Je ne suis pas pelotée au fond de mon lit. Intriguée, bien que toujours dans le gaz, je prends le risque de soulever une paupière. Heureusement, la lumière qui se déverse dans la pièce n'est pas encore trop vive. Je louche un instant sur un objet ressemblant étrangement à une tasse, posée sur une table basse. Un grognement rauque digne d'un ours résonne dans ma gorge alors que je me redresse sur un coude. Oh d'accord. Tout s'explique, je suis dans le salon. Peu à peu, les images d'hier me reviennent en tête. Le coups de fil quelques heures après la disparition d'Aiden. Les explications concernant son état d'ébriété déplorable. Le commissariat, la voiture, le parcours éprouvant jusqu'aux toilettes et l'échange houleux dans le couloir. Il s'en est passé des choses hier soir, entre ses aveux troublants dictés par l'alcool, et les deux gifles bien senties que je lui ai collé. Après tout il m'a bien demandée de le laisser à son funeste sort si jamais sa vie se retrouvait en danger, alors que je me faisais un sang d'encre vis-à-vis de son inquiétant comportement. Il s'est tout de même endormie au milieu d'une phrase, il y a de quoi se faire une belle frayeur ! Bref, la première claque avait été pour le réveiller. La deuxième, pour lui faire ravaler ses horribles paroles.

Je me demande si Aiden se rappelle de tout ça. Il n'a pas eu l'air de comprendre ma peur et mon geste hier soir, si bien que j'avais eu droit à un regard assez noir et percutant pour me hérisser le poil. D'ailleurs, en parlant de lui … Il a encore disparu.  Prenant conscience que dormir sur le canapé voisin du sien, pour ne pas louper son éventuel départ, a été parfaitement vain, je me redresse un peu plus vivement sur le canapé. Je parcours rapidement la pièce du regard tandis que mes oreilles se tendent à l’affût du moindre bruit. Rien n'attire mon attention, hormis le léger courant d'air frais qui s'infiltre par la porte-fenêtre du jardin. Je cligne des yeux à plusieurs reprises, hébétée. Il n'y a qu'une seule personne qui a pu ouvrir cette porte. C'est donc qu'il est encore là. Il n'est pas parti sans demander son reste. Peut-être qu'il n'est pas si fâché que ça finalement …

Sachant que je n'arriverai plus à me rendormir, je rejette les couvertures et m'aventure dans le salon glacé. Je rentre la tête entre les épaules et frotte vivement mes deux bras. Mes pieds nus cavalent silencieusement jusqu'à la cuisine, où je trouve un dalmatien couché dans un coin. Je remplis un verre d'eau et récupère un comprimé de Doliprane dans un placard. Emportant le tout avec moi, je ressors de là et profite de passer devant le portemanteau pour attraper mon épaisse écharpe en laine. Je prends le temps de l'enrouler autour de mon cou et jusque sous mon nez avant d'aller braver la brise matinale. J'écarte le battant du bout du pied avant de me glisser dehors sur le petit escalier en béton. Aiden est là, emmitouflé dans une couverture, le regard perdu dans le vague. Je m’assois à côté de lui avant de lui laisser le temps de relever la tête.

- Hey, lançais-je doucement en guise de salutation.

Pas de « comment tu sens ? », ni de « bien dormi ? » puisque je me doute bien de la réalité des choses. Sans rien ajouter de plus, je lui tends le verre d'eau et le médicament, en ponctuant le tout d'un petit sourire compatissant. Il est beaucoup plus calme que la veille, et vu la mine qu'il affiche, c'est évident qu'il est en train de se prendre le revers de la médaille en pleine dent. Sa gueule de bois, il va sûrement s'en souvenir longtemps.

Le vent matinal était glacial, mais quelque part, il me faisait un bien fou. Le froid ankylosait mes muscles et me maintenait au calme. La dernière fois que je m'étais retrouvée seule avec Aiden, sobre, j'avais frôlé l'hyperactivité. Mais pour l'heure, j'étais juste posée, et bien trop respectueuse de son état douloureux pour risquer de le brusquer.

Maintenant que j'avais les mains libres, je serrai mes bras autour de moi pour préserver un peu de chaleur. Tout comme lui, je portai mon regard au loin, droit devant. Je ne parvins pas à trouver ce qui l'intéressait à ce point, mais quoi qu'il en soit ce devait être particulièrement captivant.

- Y'a pas de problème, répondis-je simplement. Je n'avais rien de prévu hier soir. Et à vrai dire, c'était plutôt une agréable surprise de te revoir aussi vite, après ta fuite inattendue le matin même.

Sans bouger rien que la direction de mes yeux, je me mordis doucement les lèvres. Nous avions déjà abordé ce sujet la veille, alors qu'il était malade et affalé dans le couloir. Aiden m'avait répondue avec une sincérité troublante. C'était pourquoi j'avais déjà conscience qu'il ne voulait pas s'imposer dans ma vie. Il voulait éviter d'être le poids accroché à ma cheville, qui me pourrirait l'existence. Et aussi parce qu'il voulait que je sois heureuse. Néanmoins, je savais aussi très bien que l'alcool avait beaucoup joué sur les mots qu'il avait pu dire. Aujourd'hui, son discours n'allait plus être le même. C'était certain. Mon épaule vint doucement pousser la sienne, autant pour attirer son attention que pour lui ôter cet air cadavérique. Un léger sourire perça la rigidité de mes lèvres frigorifiées.

- Ne t'enfuis pas sans rien dire cette fois, d'accord ?

De toute façon, il n'avait plus sa voiture. Elle était perdue quelque part en ville. Dieu merci, Aiden avait sûrement déjà oublié où elle était garée lorsqu'il avait quitté le bar hier soir, complètement ivre. D'ailleurs, si ce matin il ne se remémorait toujours pas où il avait bien pu la flanquer, ça annonçait une longue promenade à travers White Oak Station. Très longue, la promenade. Mais ce problème n'était pas encore à l'ordre du jour, alors … profitons du fait qu'il n'ait aucun moyen pour s'échapper.

Un petit rire m'échappa lorsqu'il m'avoua ne se rappeler que de très peu de choses. Je m'en étais doutée la veille, mais l'entendre me dire ça réveilla en moi un sincère sentiment de soulagement. Il avait donc oublié la conversation particulièrement gênante que nous avions eu dans la voiture, quand je l'avais ramené du commissariat, et ça ce n'était pas un mal. Enfin, j’espérai de toutes mes forces que ce n'était pas le seul vestige de la soirée qu'il gardait en tête. Il n'aurait certainement pas abordé le sujet sinon …

- Non, j'aurais parié là-dessus, m'exclamais-je avec un peu d'amusement, sans égard pour le fait qu'il soit complètement perdu avec ses souvenirs. C'est peut-être mieux comme ça, ne t'en fais pas. Tu te souviens de quoi exactement ?

Ma langue devint un peu plus sèche. S'il m'affirmait ici et maintenant qu'il ne gardait en mémoire que ce moment où j'avais levé la main sur lui deux fois de suite … Je n'aurais plus qu'à me confondre en excuse jusqu'à mourir de honte. Il y avait peu de chance pour qu'il se souvienne de ce qu'il avait bien pu faire et dire pour mériter ces gifles. Et même si elles restaient amplement justifiées de mon point de vue, lui n'allait voir en moi qu'une sale hystérique dangereuse.

Je n'ajoutai rien lorsqu'il releva ce que j'avais dit, concernant mon ressentiment quant à nos secondes retrouvailles. À vrai dire je n'avais que très peu envie d'avouer à Aiden avoir boudé toute la journée, après avoir découvert qu'il était partie de chez moi comme un voleur hier matin. Je l'avais naïvement laissé dormir sur le canapé, et lorsque je m'étais réveillée le lendemain, mon fantôme avait de nouveau disparu dans la nature. Malgré tous les vieux souvenirs qu'il avait réveillés et malgré la gêne qu'il m'avait fait éprouver rien que par sa présence, ça avait été une grosse déception de découvrir le salon complètement vide. Je ne savais pas exactement pourquoi. Après tout, il avait lui-même souligné sa volonté de tout reprendre à zéro ailleurs. Il ne comptait pas rester ici, aux dernières nouvelles. Son départ n'était donc pas une grande surprise. Et pour ma part, j'ignorai comment j'allais pouvoir réussir à gérer les choses s'il restait dans les parages sur le long terme. Ce que je voulais était entièrement contradictoire. Une partie de moi souhaitait le voir repartir et faire comme s'il n'avait jamais foulé le seuil de cette maison. Ainsi il aurait cessé de faire rejaillir ces antiques sensations oubliées et dérangeantes au creux de mon ventre. Mais l'autre morceau de moi, lui, ne cherchait qu'à le voir rester. Parce qu'Aiden était une partie inhérente de mon passé, parce que je pensais aujourd'hui encore que notre histoire s'était finie beaucoup trop brusquement et beaucoup trop vite, et parce que je ne parvenais pas à me résoudre à le laisser tourner les talons et s'en aller. Mais ce dernier élément, j'aurais été bien incapable de lui trouver une explication cohérente.

- Bien sûr que je me suis inquiétée ! M'exclamais-je en me tournant franchement vers lui, offusquée par une telle question. Néanmoins je ne mis pas longtemps à me calmer et à recouvrer une attitude plus apaisée. Enfin, pas tellement … J'étais irrité de savoir que tu t'étais tiré sans le moindre mot. Mais malgré tout … L'autre jour tu as tout de même évoqué l'idée de te foutre en l'air. Il y a de quoi s’inquiéter un peu, tu ne trouves pas …

S'attarder sur cette histoire de suicide était certainement vain. Nous l'avions déjà évoqué. Je l'avais déjà sermonné en hurlant au scandale. Et je l'avais giflé en l'entendant parler de ça une seconde fois.  Autant dire que la prochaine fois que nous rentrions dans ce genre de conversation, il y avait des chances pour que nous en venions aux mains. Ou du moins, que je tente de l'étrangler, puisque Aiden était trop passif depuis sa sortie de prison pour envisager répondre à mes coups. D'ailleurs, quelle ne fut ma désagréable désillusion quand il m'apprit se souvenir de mon bref passage de violence. Mes dents vinrent aussitôt tirailler ma lèvre inférieure, qui allait probablement finir entièrement dévorée s'il continuait à m'embarrasser de la sorte à longueur de temps.

- Tu … parlais de te laisser mourir. Ça m'a un peu secouée, je te demande pardon. Je n'aurais pas dû te frapper dans un tel état.

Je préférais prendre sur moi et présenter des excuses, bien que j'aurais certainement réitéré mon geste s'il avait recommencé son lugubre discours. En vérité, je ne me remémorais que trop bien le regard foudroyant qu'il m'avait lancée suite à ça, alors même qu'il était encore sous l'effet de l'alcool. Aiden ne m'avait jamais regardée comme ça. Il m'avait déjà dévisagée comme si j'étais idiote, comme si j'étais complètement folle, et même comme si j'étais la chose la plus merveilleuse du monde. Mais jamais il ne m'avait regardée avec autant de colère. Ses yeux que pourtant j'adorais m'avaient glacés de haut en bas. Encore une fois, une réelle crainte s'était insinuée dans mes veines. Alors je ne voulais pas le pousser à me lancer à nouveau un tel regard. Je ne voulais pas le rendre furieux encore une fois. Je ne voulais plus avoir peur d'Aiden.

- Tu es vraiment sûr de vouloir le savoir ? Demandais-je d'un air faussement grave, profitant de ses autres questions pour rebondir sur autre chose. Tu n'as rien fais d'horrible, rassures-toi. En fait je ne saurais pas dire si tu as été … casse-pieds ou adorable.

Je souris doucement. Mes fesses bougèrent sur le bitume pour pivoter de moitié vers lui.

- Tu as animé un véritable de débat pour me faire admettre que tu n'allais pas être malade en voiture, puis pour ouvrir la fenêtre parce que tu mourrais de chaud alors que j'étais gelée. Ensuite on a parlé du bal de fin d'année.

Je marquai un arrêt, tandis que mon sourire s'agrandit un peu bêtement sur mes joues. Je laissai mes esprits retrouver ce passage de la veille et replonger dans ces souvenirs lointains, représentant deux adolescents un peu niais mais qui s'en fichaient complètement.

- J'ai reconnu l'une des chansons sur laquelle nous avions dansé à la radio, et toi tu m'as avouée te souvenir encore de la robe que je portais ce soir-là.

Pour autant, si je n'avais aucune pudeur à lui rappeler tout ça, je me gardai bien d'évoquer les mots qui avaient quitté sa bouche et qui m'avaient fait clairement rougir. Aiden avait aussi affirmé n'avoir fait que penser à moi pendant sa longue peine d'incarcération. Sans ajouté qu'il avait également récité tous les détails de mon corps dont il se souvenait. Si ça m'avait amusé sur le coup, aujourd'hui j'aurais trouvé ça beaucoup moins drôle de le lui rappeler. Enfin, tout est relatif. La tête qu'il aurait fait en apprenant ça aurait certainement été à mourir de rire.

- A part ça tu n'as fait que vomir, te rouler dans l'herbe, vomir, encore, puis te rouler dans le couloir. Rien de bien extraordinaire pour un type bourré, tu en conviendras. Comment vont tes blessures d'ailleurs ?

Ce faisant, et pensant l'avoir rassuré pour de bon pour son comportement, je me permis de lever une main jusqu'à son visage. J'effleurai sa mâchoire du bout de mes doigts froids pour l'inciter à tourner la tête vers moi. Ainsi je pourrai observer l'évolution des dégâts. Tout comme je pourrais enfin rencontrer ses yeux qui m'évitaient depuis tout à l'heure.

Je grimaçai sans pouvoir m'en empêcher lorsqu'il me souligna que je n'avais eu aucune raison de m’inquiéter, parce qu'il serait parti, adieu et remerciements ou non. Il n'y avait aucun doute sur le fait qu'il allait remettre ça. Il allait vouloir quitter les lieux le plus vite possible sans demander son reste, comme la première fois. D'ailleurs, j'étais certaine qu'il l'aurait déjà fait s'il n'avait pas un tel mal de crâne. Aiden avait raison après tout, il était majeur et vacciné, il faisait ce qu'il voulait. D'autant plus qu'il venait de sortir de prison, il avait certainement envie de se réhabituer à la vie dans le monde extérieur. De rattraper le temps perdu peut-être, ou tout simplement de ne plus en perdre. Je n'avais toujours pas très bien compris ce qu'il était venu chercher ici. Une simple nuit entre les coussins d'un canapé ? Il était apparu devant ma porte en ayant déjà la ferme intention de repartir. Je ne comprenais pas tellement sa logique sur ce coup. A moins que ses pensées soient tout aussi contradictoires que les miennes. Dans ce cas je ne pouvais que compatir.

Malgré tout, un élément plutôt important était ressortie du cheminement de mes pensées. Je n'avais toujours pas envie qu'Aiden s'en aille aussi vite pour me fuir à tout jamais. Mais c'est ce qu'il voulait, de toute évidence. Sauf qu'il n'avait plus de voiture, ni d'argent. Quand je m'étais mise en tête de lui enlever ses vêtements trempés de sueur – loin de moi toute idée déplacée – je n'avais rien senti sous le tissu de ses poches, mis à part quelques pièces de monnaie. Ce n'était qu'une hypothèse, mais si elle était juste, alors il serait bien contraint de rester ici un peu plus longtemps que prévu sous peine d'aller vivre sous un pont. Et en vue de conditions météorologiques dans cette région du pays, il était hors de question qu'il aille camper dehors. Ce raisonnement parvint à m'apaiser intérieurement, et à me donner une belle assurance lorsque je repris la parole :

- Mais tu n'as nulle part où aller, tu me l'as dit toi-même l'autre jour. Tu n'as pas de boulot, pas de maison, trop peu d'argent pour te payer l'hôtel indéfiniment. Sans oublier que tu n'as plus de moyen de locomotion non plus. Enfin Aiden, réfléchis un instant … Si tu pars reconstruire ta vie tout seul, tu ne vas pas t'en sortir. Je pense que ta priorité c'est d'avoir des revenus. Et pour ça il faut travailler. Donc avoir un toit sous lequel manger et dormir, sous peine de crever d'une pneumonie après deux semaines de vie au fond d'une ruelle sombre. En plus, personne ne voudra t'embaucher si tu ressembles à un sans-abri.

Je pinçai des lèvres et hochai la tête d'un air déterminé, pour montrer à quel point j'étais certaine de ce que j'étais en train de raconter. Ça semblait évident pour une fois, non ? Je ne racontais pas n'importe quoi, même lui pouvait l'admettre avec un peu de bonne foi.

- En définitive, tu ferais peut-être mieux de rester ici, pour le moment. Non ?

Je ne lui posais pas la question pour lui demander son avis. C'était plus pour le mettre au pied du mur, le mettre face à la réalité, et pour le défier de contredire ce que je venais d'affirmer. Pour autant, il n'y avait aucune trace de menace ou de contrainte dans ma voix. C'était juste une bête certitude. Et une envie persistante de le voir rester ici.

- Je sais, soupirais-je en baissant les yeux. Tu me l'as promis il y a deux jours. C'est pour ça que je n'aurais pas dû te frapper. Surtout que tu n'avais peut-être pas conscience de ce que tu racontais, à cause de l'alcool.

Il n'avait pas l'air fâché d'entendre ça. J'ignorai si je devais m'en montrer heureuse ou non. D'un autre côté, la plupart de ses émotions semblaient avoir déserté son corps. Encore une fois, il semblait seulement las de son existence. Cette réaction n'était pas vraiment une meilleure alternative.

Néanmoins la conversation dériva sur les événements de la soirée, ce qui me rendit d'humeur plus légère et souriante. Étrangement, Aiden ne partagea absolument pas le même sentiment que moi concernant notre échange sur le bal de fin d'année. Il alla même jusqu'à fourrer son visage entre les couvertures. Quoi ? C'était quelque chose qu'il voulait oublier ? Pourtant hier il avait l'air plutôt content à l'évocation de ce souvenir … Les choses s'éclaircirent un peu plus quand je compris ce qu'il marmonna. Aussitôt mes joues s'empourprèrent. Que voulait-il dire par « fâcheux » ? Le fait qu'on ait reparlé de cette soirée où nous étions particulièrement chauds bouillants ? Ou la liste détaillée des parties de mon corps dont il se souvenait, même plutôt bien pour un type bourré ?

- De quoi tu te souviens, au juste ? Demandais-je abruptement sans réfléchir, ce que je regrettais dans l'immédiat. Quelle idiote, il devait se remémorer de tout concernant cette soirée, puisque ce c'était déjà le cas hier soir.

De toute façon, je n'allais pas répondre à cette question. Pas sincèrement en tout cas. J'allais garder ça pour moi, et peu importe s'il n'avait pas oublié ce passage-là. Il saurait certainement que j'étais en train de mentir, mais je m'en fichais.

- On n'a pas beaucoup parlé tu sais, le trajet n'a pas duré longtemps.

Heureusement, le sujet principal dévia sur ses blessures. J'examinai rapidement leur état avant d'en venir aux mêmes conclusions que lui. Ce n'était rien de grave, juste quelques égratignures. Il avait eu de la chance de tomber dans la pelouse, et non sur le trottoir ou encore sur un tapis de gravier. Quoi qu'il en soit, dans quelques jours on n'en parlera même plus.

Pour autant, mes doigts ne quittèrent pas la peau ivoire de ses joues, bien qu'elles n'avaient plus rien à y faire. Je poussai même le vice plus loin lorsque j'obtins ce que j'étais venu chercher en second lieu : ses yeux. Ma paume vint se caler contre sa mâchoire dont je connaissais encore la courbure par cœur, puis mon pouce vint caresser doucement sa pommette aussi pâle que de la porcelaine.

- Fais-moi un sourire. Tu sais ce n'est pas si grave ce qui s'est passé hier, souriais-je gentiment, tant pour lui montrer l'exemple que pour le réconforter un peu.

Évidemment, ses arguments je les connaissais. J'étais persuadée qu'il allait me répondre quelque chose de ce genre. Il m'avait déjà avoué cette crainte la veille. Pour autant, qu'il soit ivre-mort ou non, il n'arrivait toujours pas à me convaincre. Hélas, j'étais l'une des mieux placées pour savoir à quel point Aiden était une véritable tête de mule. Voilà dix ans qu'il se considérait comme la pire des enflures, et ça n'était sûrement pas prêt de changer aussi vite. Il restait borné dans sa propre vision de lui-même, et selon lui, il ne méritait aucune aide. Bon sang, si seulement tous les gars qui faisaient de la prison éprouvaient rien qu'un dixième des remords qui lui pesaient sur les épaules …

- Arrête, soupirais-je. Si je pensais que tu ne mérites pas d'aide, je ne t'aurais pas proposé la mienne. Et tu n'es pas un boulet enfin ! Tu es … Aiden. Tu n'es pas n'importe qui. Je roulai des yeux en soufflant une seconde fois. Je te propose seulement de partager cette maison le temps que tu puisses te débrouiller tout seul. Si ça peut alléger ta conscience, tu peux même payer le loyer avec moi si tu veux. On serait … comme des colocataires ?

Je fis une petite moue en réfléchissant plus sérieusement à cette idée. Le nom était un peu étrange, vu le lien particulier qui me liait à lui. Après tout, j'étais bien en train de proposer à mon premier amour de vivre sous mon toit, comme deux étudiants dans leur premier appartement. Mais le concept me plaisait. Certes, si Aiden acceptait, les prochaines semaines allaient être les plus insolites de toute ma vie. Premièrement parce que j'étais habituée à vivre seule depuis mon arrivée dans cette ville. Et deuxièmement, parce qu'il s'agissait d'Aiden. Ce n'était pas un moindre détail, croyez-moi.

Je choisis de ne pas relever son aveu à propos de son envie de suicide. Encore une fois, débattre de ceci était voué à l'échec. Tant qu'il ne comptait pas passer à l'acte, je pouvais me détendre un minimum. Alors je laissai le sujet mourir dans le silence, méditant simplement sur ses paroles, percutantes malgré tout. Néanmoins, j'aurais peut-être eu tout intérêt à poursuivre cette bataille afin d'éviter celle qui suivit. Si aborder les événements de la veille m'avait au départ amusée, pour l'heure je commençai à déchanter. Je rougis encore plus lorsqu'il me renvoya ma question dans les dents. J'étais vraiment en train de m'embourber dans cette situation gênante. Pour une fois, je regrettais réellement que Vixy ne soit pas en train de faire la folle dans les parages. Intervenir pour l'empêcher de commettre un désastre aurait été une échappatoire inespérée. Malheureusement, les animaux sont ingrats. Ils vous laissent dans la merde quand vous avez le plus besoin d'eux.

- Je ne sais pas … Simple curiosité, c'est mal ? Bafouillais-je, grimaçant en me rendant compte à quel point je m'en sortais mal. Et puis, la remarque qui suivit fut prononcée sur un tel ton, que je m'en retrouvai presque vexée. Eh, qu'est-ce que tu insinues là ? M'exclamais-je, complètement outrée.

Mais le jeu se calma. Si bien que je me surpris bientôt à lui caresser la joue d'un geste tendre. C'était quelque chose de presque naturel. Je n'en éprouvais pas la moindre gêne, et visiblement c'était également le cas pour Aiden. Quand il se détendit pour savourer le contact de mon pouce sur sa peau, il m'apparut si vieux d'un coup. Fatigué et usé par cette vie. C'était peut-être en partie dû à sa cuite. Mais je savais qu'il n'y avait pas que ça. Il était en train de se bousiller la vie. Cet instant de douceur, comme suspendu dans le temps, ne fut que de breve durée. Mes paroles eurent un mauvais effet, si bien qu'il en oublia mes doigts sur son visage. Je me tendis en retour, comme influencée par sa propre réaction.

- Bien sûr, qu'est-ce que tu veux manger ? Il doit rester de la pizza, mais si tu préfères quelque chose de sucré, c'est tout à fait possible aussi.

J'allais pour me remettre sur pieds lorsque je marquai un temps d'hésitation. Je me mordillai distraitement la lèvre avant de me retourner à nouveau plus franchement vers lui.

- J'irai te chercher ça dès que tu m'auras fais un sourire en échange, arguais-je d'une petite voix mais bien décidée à ne pas en démordre.

Bien sûr, j'avais envie d'aider Aiden. Je ne voulais pas le laisser retourner affronter le monde tout seul, parce que j'étais certaine qu'il ne s'en sortirait pas. Voilà dix ans qu'il n'avait plus de vrais contacts humains, comme on en a dans le monde des vivants. Il n'avait jamais travaillé de sa vie et n'avait pas le moindre sous en poche. Le laisser repartir de la sorte serait gâcher sa vie pour de bon. Il allait finir par vivre dehors et mourrait à quarante ans dans le froid mordant de la rue. Ou bien il finirait ses jours dans un petit hôtel morbide, seul au fond de sa chambre. Enfin bon, j'avais trop bonne conscience pour laisser un scenario de ce genre se dérouler. Donc j'allais lui tendre la main, qu'il l'accepte ou non.

Malgré ma grande détermination, j'aurais pensé que l'inviter à partager cette maison allait encore le pousser à refuser. Mais … force était de croire que je m'étais trompée. Il n'avait pas dit oui, mais tant qu'il ne me disait pas non, je considérerai ceci comme une demi-victoire. Et j'allais m'en satisfaire pour le moment. Ma dernière volonté était de le brusquer et de réduire à néant ce grand progrès déjà réalisé. Il lui fallait certainement du temps pour envisager la chose, et il avait bien raison. Après tout, il n'y avait que moi pour proposer quelque chose de ce genre sur un coup de tête. Quoi qu'il en soit, je me contentai de sourire en lançant un petit « super ! » enjoué.


Et puis comme nous semblions lancés sur les bonnes nouvelles, Aiden m'avoua finalement qu'il n'avait pas envie de savoir ce qui s'était passé de si gênant hier soir. Il avait beau avoir découvert mes mensonges, j'étais bien heureuse de l'entendre dire ça. Si bien que je poussai un énorme soupir et que mes épaules s'avachirent de soulagement. La couleur de ma peau retrouva une couleur à peu près normale, du moins je cessai d'avoir l'impression de flamber sur place, ce qui en soi n'était déjà pas si mal en présence d'Aiden.

- Oh c'est vrai ? Tant mieux alors ! C'est sûrement plus raisonnable comme ça, approuvais-je avec un léger rire nerveux.

Ça aurait été vraiment trop gênant de tout raconter dans les moindres détails. Pas parce qu'il avait dit des choses perturbantes, mais surtout parce que j'avais répondu de façon tout aussi troublante à son discours d'homme bourré. D'ailleurs, c'était un peu ma faute si on en était arrivé à parler de souvenirs inappropriés. C'était moi qui l'avais vanné en lui demandant de se détendre à propos de la radio, puisque après tout, « ce n'était pas comme si nous avions fait l'amour sur cette chanson ». Après quoi j'avais enchaîné, amusée, qu'il n'allait pas se souvenir de cette conversation le lendemain. En toute logique, lui raconter ce passage aurait été me trahir moi-même. Par conséquent, il venait de m'enlever une épine du pied en évitant de faire sa tête de mule pour connaître le fin mot de l'histoire. Dieu soit loué.

Je ne m'en étais pas vraiment rendu compte jusqu'à présent, mais je commençais moi aussi à avoir sérieusement faim. Je hochai la tête quand il fit son choix concernant le petit déjeuner qu'il préférait. Une moue m'échappa lorsqu'il trouva un vilain prétexte pour ne pas m'offrir ce que je lui demandais. Un sourire, ce n'était pas tant demandé, si ?  Ce n'était rien de plus que quelques muscles du visage en mouvement. Rien de bien compliqué … Néanmoins, l'esquisse qui lui échappa un peu malgré lui me combla et me suffit amplement. Je répondis par un sourire plus grand  et pétillant, heureuse de l'entendre plaisanter en plus de ça. Je me laissai même emportée, si bien que je lui donnai un petit coup de poing amical dans le bras.

- Eh ! Ça veut dire que tu acceptes ? M'exclamais-je dans le feu de l'action, amusée.

Je me relevai enfin des marches en béton gelées et frottai vivement mes mains l'une contre l'autre pour les réchauffer.

- Je vais aller me faire une boisson chaude, tu en veux une aussi ? Tu peux rester ici en attendant, si tu préfères éviter de bouger avec ton mal de crâne. Enfin, comme tu veux, je vais faire vite en tout cas !

Je lui adressai un rapide signe de la main puis m'éclipsai en direction de la porte vitrée sans vraiment lui laisser le temps de répondre. Il me fallait du chaud, et de toute urgence !

Un simple rire empreint de sincérité et d'amusement lui répondit, alors que je me retournais pour rentrer à l'intérieur pendant qu'il râlait à propos de son emménagement. Ça me paraissait toujours un brin étrange de rigoler sans la moindre gêne en présence d'Aiden. Non pas que je n'avais pas l'habitude de m'amuser avec lui. Au contraire, avant il ne se passait pas une journée où nous étions ensemble sans que je ne sois obligée de verser une larme de rire. Il n'y avait pas meilleur remède contre la mauvaise humeur qu'Aiden. Mais ça, c'était il y avait bien longtemps. Aujourd'hui alors qu'il ressemblait à un fantôme errant, c'était presque choquant de me surprendre à pouffer en toute innocence. Enfin, si je devais écrire une thèse sur chaque chose que je trouvais curieuse à propos de lui, je serais bien loin de m'en sortir.

Chassant tout ça de mon esprit, je me glissais à l'intérieur de la maison avec un certain soulagement. La chaleur m'enveloppa aussitôt, ravivant mes muscles engourdis. Un soupir d'aise m'échappa tandis que je levai les yeux au ciel en signe de bonheur extrême. Un peu plus et je me serais transformée en glaçon, sur ce petit escalier en béton brut. N'y tenant pas, je m'emparai de ma propre couverture dans laquelle j'avais passé la nuit, roulée en boule, et me pelotai dedans tel un sushi géant. Je traversai ensuite le salon pour rejoindre la cuisine, peu d'égard envers mon allure de bosniaque. Sans plus attendre, je dégotai deux mugs au fond d'un placard et entrepris de réaliser le meilleur chocolat chaud qui soi.

Aiden m'arracha un léger sursaut lorsque sa voix retentit dans mon dos. Je lui jetai un petit coup d’œil suspicieux par-dessus mon épaule, me demandant franchement comment il faisait pour se déplacer de façon aussi … muette ! Quand je disais qu'il ressemblait à un spectre …

- Je suis solide, ne t'en fais pas pour moi. En revanche, c'est peut-être une bonne idée pour toi qui n'as que la peau sur les os, en effet.

Je souris sournoisement en lui tournant à nouveau le dos pour continuer ma préparation. Deux jours plus tôt, je l'avais presque forcé à manger une part supplémentaire de pizza dans cette même cuisine, sous prétexte qu'il était bien trop maigre à mon goût. Loin de moi l'idée de le faire grossir juste pour le plaisir des yeux ! Non, il avait besoin de se remplumer, car pour un homme plus grand que moi, il devait presque faire mon poids. C'était plus ou moins alarmant, même si sa santé ne semblait pas vraiment être en jeu. Pour autant, c'était encore l'une des petites batailles que je m'étais fixée, pour au final, remporter la guerre. Et le but de la guerre, ce n'était ni plus ni moins que de lui redonner goût à la vie. Certes, ce n'était pas une mince affaire. Mais j'étais plutôt décidée.

Quoi qu'il en soit, mes paroles n'avaient pas vraiment pour objectif de le forcer à fondre sur le frigo et avaler tout ce qui allait lui tomber sous la main. En vérité, c'était simplement une gentille provocation qui m'était venue tout naturellement.

- Hm … Oui, je veux bien. Déjà, j'aimerais savoir ce que tu veux manger en plus de ton chocolat chaud. Il doit y avoir des céréales, de la confiture, du beurre, des petits pains industriels et immangeables, et … tout en tas de cochonneries inimaginables. Dis-moi simplement ce qui te fait envie.

Je relevai le nez un court instant pour lui adresser un sourire avenant cette fois. Ma mission d'hier soir n'était pas totalement achevée. Aiden était toujours plus ou moins mal en point. L'avantage, c'était qu'il ne vomissait plus partout désormais. Mais sa gueule de bois me poussait à croire que mon rôle d'infirmière privée n'était pas encore fini. J'avais envie de prendre soin de lui, et pour commencer, il fallait que je sache ce qu'il désirait prendre comme petit-déjeuné après dix ans de prison et de soupe en boîte.

- Sinon, tu peux fouiller par là pour trouver deux plateaux si tu veux. On pourra manger dans les canapés comme ça.

Je ne lui laissai pas vraiment l'occasion de toucher aux chocolats chauds. L'autre soir, c'était lui qui avait préparé à manger tout seul. Ce matin, je me rattrapai. D'autant plus que ce n'était pas très compliqué et assez rapide à préparer. J'attrapai déjà les deux tasses vides pour y verser le délicieux liquide aux effluves alléchants. Je réussis la manœuvre sans en renverser partout, ce qui m'emplit d'une fierté sans bornes. Néanmoins, un détail titilla soudain mon attention. En deux pas, je rejoins le frigidaire. J'y dénichai le Saint Graal, c'est-à-dire ni plus ni moins qu'une bombe de chantilly. Avec mille précautions, j'en déposai un petit nuage blanc et mousseux au-dessus de chaque mug. Finalement, je saisis les deux tasses et me tournais face à Aiden.

- Et voilà ! M'exclamais-je, satisfaite et heureuse comme pas deux.

L'intonation de sa voix lorsqu'il se débattit sur son physique me fit sourire sans qu'il ne le voie. Je profitai même de lui tourner le dos pour m'en amuser encore un peu plus. Je venais clairement de l'embêter avec ma remarque, et l'entendre s'indigner était aussi surprenant qu'agréable. Déjà parce que je venais de lui arracher une réaction, lui qui restait terré dans une neutralité déconcertante. Et enfin parce que je ne souvenais plus qu'Aiden était aussi douillet que ça à propos de son apparence. Dans mes souvenirs, il aurait ricané avant de me rembarrer sans détour, en balançant par exemple qu'à côté de mes fesses, il n'avait pas d'autre choix que de passer pour un pauvre garçon gringalet. Ouais, c'était méchant, et d'ailleurs ça lui aurait coûté une bouteille de chantilly renversée sur la tête. Mais je n'aurais boudé qu'une dizaine de minutes tout au plus, puisque j'aurais su qu'il n'aurait dit ça que pour me fermer le clapet. Enfin, le Aiden adolescent aurait sûrement réagi ainsi. Il fallait vraiment que j'arrête d'imaginer toutes les phrases qu'il aurait pu dire dix ans plus tôt. Ça me rendait réellement nostalgique à force. Au lieu de m'attarder là-dessus, je haussai malicieusement les épaules en me tournant vers lui.

- N'importe quoi, je prends soin de ta santé ! Au contraire, je trouve que c'est une action tout à fait honorable !

Cette fois, je ne parvins pas à retenir mon sourire grandissant devant lui. Peut-être que les rôles s'étaient inversés finalement. Celui qui passait son temps à s'outrer, c'était lui désormais, tandis que moi de mon côté je m'appliquai à le charrier à tout bout de champ. Mais cette hypothèse restait encore à prouver.

- Des … euh ? Bredouillais-je bêtement avant de lui lancer en regard interrogatif. Il avait vraiment envie de ça ? À vrai dire je ne m'attendais pas à quelque chose d'aussi précis. Mais ça avait l'air de venir du cœur, alors j'étais contente qu'il ait pris ma proposition au sérieux. Pas de problème, ça fait une éternité que je n'en ai pas mangé non plus.

Je me délestai des deux tasses de chocolat chaud pour me tourner à nouveau vers le frigidaire. Ma cuisine était une véritable caverne aux merveilles. C'était une belle façon de voir les choses, plutôt que d'avouer que j'avais une certaine manie à accumuler les choses. Mes placards regorgeaient de nourriture en tous genres tandis que les étagères de mon frigo étaient constamment pleines à craquer d'aliments improbables. En toute franchise, la moitié finissait toujours soit dans la gamelle du chien, soit à la poubelle. Car malgré ma curiosité envers de nouveaux plats, je passais mon existence à manger toujours les mêmes trucs. Quoi qu'il en soit, les œufs ne furent pas bien compliqués à dégoter. Le bacon, en revanche, ce fut une autre histoire. Aiden dû certainement prendre peur en me voyant tourner et retourner tout le fouillis de nourriture, avant de brandir l'objet de cette quête inédite. Du bacon. Qui ne terminera pas au creux de l'estomac de Vixy pour le coup. Une fois n'est pas coutume.
Je repartis illico vers ma cuisinière et sortis aussitôt deux poêles pour chacune de mes trouvailles.

- Très bien, cette fois je veux bien que tu me donnes un coup de main, avouais-je en sachant très bien que gérer deux cuissons à la fois allait très certainement virer au désastre entre mes mains. Tu veux bien t'occuper du bacon ? J'ai peur de le laisser trop cuir.

Un énième sourire, plus tendre cette fois, étira mes joues quand il s'extasia devant le chocolat. Aiden me faisait presque penser à un enfant émerveillé devant ses cadeaux de Noël. Et en plus, ça me faisait réaliser que je lui avais fait plaisir avec cette préparation. De quoi m'emplir de fierté, comme une maman devant la mine réjouit de son fils le soir du réveillon.

- Et il sentira encore meilleur sur ta langue quand tu boiras ce mug, affirmais-je en lui envoyant un petit coup de hanche lorsqu'il vint à mes côtés pour s'occuper de son plat.

Je m'attelai avec sérieux à ma tâche, prenant soin de ne pas laisser tomber de coquille d'oeuf ni d'étaler du blanc partout. Pendant un moment, seuls les bruits de cuisson et de mon fouet raclant le fond de la poêle occupèrent l'espace. Puis mes lèvres se descellèrent à nouveau pour me laisser m’enquérir de l'état de mon camarade cuisinier :

- Comment va ta tête ?

Je n'étais pas une très grande cuisinière. De nous deux, c'était certainement lui qui avait le plus de facilité dans ce domaine, quand bien même j'étais celle qui avait le plus d'expérience. De toute façon, j'avais une excuse pour lui refiler la tâche du bacon. Je mangeais assez peu de viande, donc je n'étais pas vraiment habituée à ce genre de cuisson. Et puis il était inutile de débattre là dessus pendant des heures puisque Aiden s'avéra maîtriser sa mission sans problème. Je me penchai au-dessus de sa poêle pour juger du résultat, et un agréable petit fumet me confirma qu'il avait bien œuvré. Comme quoi, j'avais parfois de bonnes idées.

- C'est parfait ! Enfin, ça a l'air super bon ! M'exclamais-je avec un brin d'admiration. Il m'avait déjà montré ses talents avec la pizza, et tout laissait à penser qu'il continuait sur cette même lancée avec le petit-déjeuner. Et désolée, pour ta tête. C'était pour te redonner un cachet, si besoin.

Je lui adressai un petit sourire d'excuse crispé, navrée d'avoir réveillé les maux que j'avais voulu soigner. Mais il ne sembla pas si embêté que ça, étant donné qu'il me présentait déjà deux assiettes pour y déposer mon propre plat. J'y vidai les œufs avec beaucoup de précautions et le laissai déposer le tout sur chaque plateau. Il me semblait qu'il ne manquait rien. Les couverts, la boisson, la nourriture. Quoi d'autre ? J'ajoutai deux serviettes en papier, juste au cas où, puis déclarai-je :

- Il y a assez, tu ne veux rien d'autre ?

Je soulevai l'un des plateaux, lui laissant le soin d'emporter le sien. Mes pieds nus me guidèrent jusqu'au salon. Mon petit-déjeuner se retrouva soigneusement sur la table basse le temps pour moi d'aller monter la température du chauffage. J'avais toujours ma couverture sur les épaules, et je n'avais toujours pas l'intention de l'abandonner maintenant. J'y étais bien trop au chaud pour m'en séparer. Je me laissai donc tomber sur le canapé, assise en tailleur, avec cette même allure de mendiante. Je laissai Aiden s'asseoir là où il le souhaitait. Il y avait encore une place à côté de moi, et le sofa où j'avais dormi cette nuit, juste en face, attendant qu'on s'y rallonge de tout son long. S'il le voulait, il y avait même la table de la salle à manger à quelques pas derrière, mais ça aurait peut-être été un peu exagéré.

- Je te conseille de manger avant que ça ne refroidisse.

Sur ce, je fis glisser la pulpe de mon indexe sur le couvercle de chantilly au sommet du chocolat chaud, et l'engloutis avant de porter le mug à mes lèvres. Le liquide glissa sur ma langue avant de venir réchauffer mon ventre. Bon sang, ça faisait un bien fou. Désaltérée pour l'instant, je reposai le récipient avant de tirer le plateau-repas sur mes genoux. Manœuvre très risqué, on en conviendra. Il ne fallait surtout pas qu'un chien fou me saute au visage. Ignorant l'aspect périlleux de ce petit-déjeuner, je me mis d'ores et déjà à picorer dans mon assiette. En toute franchise, ce n'était pas le genre de plat que je mangeais chaque matin. Mais je me permis tout de même de le trouver très bon, voire même délicieux. Aiden allait sûrement en baver d'extase. Encore un point supplémentaire pour l'inciter à rester. Pour autant, ça ne m'empêcha pas d'aborder un autre sujet avec lui. Sujet qui, pour le coup, aurait pu le pousser à mettre les voiles beaucoup plus facilement.

- Au fait … Commençais-je entre deux bouchés. [/color]Hier soir, tu m'as dit que tu avais perdu ta voiture. Tu te souviens où tu l'as laissée aujourd'hui ? [/color]