Les pavés propres de la zone commerçante défilent sous mes yeux, perdus dans le vague. Les mains soigneusement fourrées au fond des poches de mon blouson, j'avance d'un pas mécanique sur le trottoir. Mes pensées virevoltent dans tous les sens, si bien que je ne fais même pas attention au chemin que je suis, ni aux potentiels obstacles pouvant se dresser sur ma route. De toute façon, il n'y a pas grand monde dehors à cette heure-ci. Un jour de semaine, en pleine journée, les honnêtes citoyens ont autre chose à faire qu'investir leur temps en shopping. Comme bosser par exemple. Pas moi. Je fais partie de ces gens qui prennent des jours de congé pour se moisir l'esprit en réfléchissant aux problèmes conséquents qui envahissent leur vie. Mon problème, c'est Aiden. Et puisqu'il est venu sonner à porte et que j'ai eu la bonne idée de l'héberger quelques nuits … tout chez moi me ramène constamment à lui. Si bien que je commence à devenir réellement folle sur les bords. Aussi, prendre un bon bol d'air en ville, seule et sereine, a été ma meilleure idée du siècle.

Quoi qu'il en soit, j'étais plongée dans le fond tumultueux de mes pensées lorsque mon épaule heurta brusquement quelque chose. Je redresse subitement la tête et tourne sur moi-même, afin de retrouver mon équilibre. Confuse mais impatiente de retourner ruminer, j'ouvre la bouche et me mets à balbutier rapidement :

- Pardon, je suis vraiment déso…

Ma langue s'arrête alors je constate que le type que je viens de bousculer, lui, ne s'est pas arrêté justement. Il continue même sa route comme si de rien n'était, alors qu'il vient de manquer de m'envoyer valser contre le mur le plus proche. Visiblement, avoir manqué de m'assassiner, il s'en tartine éperdument. Et de ce que je suis en train de dire, encore plus ! Non mais … je rêve ? Mon sang ne fait qu'un tour. Il n'en faut pas plus pour que je serre les poings et me mets à brayer ouvertement :

- EH ! Ne t'excuse pas, surtout ! Crétin !

Que les choses soient claires, habituellement je ne m'amusais pas à insulter les gens dans la rue juste pour le plaisir de chercher la petite bête. Dans d'autres circonstances, j'aurais grommelé tout bas et j'aurais continué ma route en m'indignant de la politesse des gens. Mais il fallait dire que ces derniers jours avaient été particulièrement éprouvant. Avec le retour d'Aiden, j'avais été sortie de mon train de vie paisible et mon esprit s'en retrouvait tout chamboulé. D'où mon besoin de marcher et de réfléchir au calme. Mais il avait fallu que je croise la route d'un rustre sorti d'on ne sait où. Pile le genre d'abrutis avec qui Aiden se battait au lycée. Pourquoi tout me ramenait toujours à lui, bon sang ? En somme, j'étais déjà bien trop frustrée et agacée pour baisser la tête et faire comme si ce mec ne s'était pas retourné. Merde à la fin, c'était un bébé ! J'avais presque trente ans, je n'allais pas me laisser marcher sur les pieds !

Mon sang ne fit qu'un tour lorsque l'injure percuta mes oreilles, tandis que ma mâchoire se décrochait. J'étais choquée, non, ahurie, d'un tel comportement. La fille douce et réfléchie dont j'avais l'air la plupart du temps fut immédiatement piétinée par une Kaylee bouillonnante de fureur. Avec des flammes vengeresses dans les yeux et de la fumée qui s'échappe par le nez, vous voyez le genre ? Pas prête de me dégonfler, je serrai les poings, remontai mon sac à main sur mon épaule, et pointai mon index vers ce malotru.

- C'est toi le problème, connard ! Ta mère t'a jamais appris à t'excuser quand tu bouscules quelqu'un ?!

J'étais bien trop énervée pour m'inquiéter de la proximité qu'il avait imposé en se rapprochant dangereusement. Pour autant, c'était dérangeant. J'avançai ma main pour appuyer vivement contre son torse et l'obliger à reculer. Hélas, ma force de souris ne le fit pas broncher d'un poil, si bien que je fus moi-même contrainte de faire deux pas en arrière pour garder l'équilibre. Mais il en fallait plus pour me décourager, et j'avais bien trop besoin de défouler mon trop-plein d'émotions pour réellement battre en retraite. Alors je croisai fermement mes bras sur ma poitrine, le fusillant pleinement du regard.

Je glapis de surprise lorsqu'il me balança au visage que sa mère était décédée. Horrifiée, je portais mes mains à ma bouche comme si je pouvais retirer ce que je venais de dire, et me sentis aussi nulle et inutile qu'un tas de bouse en plein désert. Oh misère, j'étais vraiment le pire des boulets. Pourquoi fallait-il toujours que je crée des problèmes, alors que je demandais simplement à ce qu'on me fiche la paix pour me laisser réfléchir ? C'était trop demandé à la fin ?!

Le type me tourna le dos et s'assit sans plus de manière au bord du trottoir. Je grimaçai et hésitai quant à ce que je devais faire. J'avais réellement envie de disparaître d'ici et de me retrouver toute seule dans un coin calme. Mais je ne pouvais pas me permettre de le laisser là après ce que je venais de lui dire, et surtout après ce qu'il venait de m'apprendre. Prenant alors mon courage à deux mains, je le rejoins à petits pas timides et silencieux, et m'assis à ses côtés, à même le sol. Bon sang, il avait vraiment l'air mal. Je venais certainement de réveiller un souvenir très douloureux, peut-être trop récent. De quoi me faire sentir encore plus honteuse.

- Écoute, euhm … Je suis désolée, je n'aurais pas dû te parler comme ça.

Je me raclai la gorge et levai la main. J'effleurai son épaule avant de me décider à y poser véritablement ma paume.

- Désolée aussi pour ta maman, je ne savais pas …

C'est là que je vis qu'il pleurait, et que j'eus l'impression que le sol se dérobait sous mes pieds. J'avais fais pleurer quelqu'un en lui parlant de sa mère décédée. J'étais vraiment la pire personne du monde. Je bondis presque sur mon sac à main pour fouiller dedans, et dégoter un paquet de mouchoirs, que je lui tendis d'un air contrit. Bon, ce n'était pas ça qui allait me racheter, mais bon …