~ À QUOI RESSEMBLAIT TA VIE AU LYCÉE?
En un mot ? Horrible. Faut se l'avouer : au lycée, si tu fais pas partie des « winners », on est pas franchement tendre avec toi. J'avais aucun problème avec personne mais j'étais quand même souvent seul et isolé. Et s'il fallait charrier quelqu'un, disons que j'étais la proie facile. J'étais pas très grand, plutôt gringalet, et pour ne rien arranger, j'avais une excellente moyenne. Quand je n'étais pas massacré à coup de moqueries un peu mesquines, on m'achevait avec de la jalousie. Bref, le lycée ne fut pas vraiment la meilleure période de ma vie. De plus, c'est à cette époque que ma mère est tombée malade. Je garde un bien meilleur souvenir de mes années universitaires.

   ~ ES-TU HEUREUX PRÉSENTEMENT?
Bonne question... Je sais pas trop, en fait. Il y a un an de cela, j'aurais pu répondre un peu plus spontanément à cette question mais aujourd'hui, c'est une autre histoire. Je vis seul dans un appartement qui me semble trop grand pour n'accueillir qu'une seule personne et je me referme tellement sur moi-même depuis la perte de mon emploi que je n'ai plus vu mes amis depuis au moins deux semaines, je pense. C'est juste pas trop la joie, on va dire.

   ~ OÙ TE VOIS-TU DANS DIX ANS?
Je sais jamais comment répondre à ce genre de questions parce que je me dis toujours qu'il ne faut jamais trop espérer, pour ne pas tomber de trop haut par la suite, mais en même temps, j'ai gardé un côté rêveur, qui a envie de faire plein de projets. La seule chose dont je suis sûr, c'est peut-être le fait que je vais très certainement rester à White Oak Station. Du moins, je l'espère. Pour le reste... disons que mon côté fleur bleue espère quand même trouver la « bonne personne » un jour ou l'autre, même si c'est peut-être complètement utopique et puéril. En tout cas, j'ai vu ma mère mourir seule, en attendant désespérément le retour de mon père... Et je ne veux pas suivre le même chemin. De toute façon, je supporte pas de rester seul plus de deux minutes alors au pire, j'adopterai des chats.

- Heiko ? C'est toi ?
- Non, maman. C'est Garrett.
Elle fronça les sourcils, comme si mon prénom ne lui rappelait rien, puis elle se rendormit. Ces derniers temps, elle réclamait toujours mon père. Dès que ses paupières se soulevaient, dès qu'elle apercevait mon visage, c'est lui qu'elle demandait. Je me retournai vers la fenêtre au travers de laquelle la lumière filtrait à peine à cause des stores à moitié fermés. Je ne supportai plus la lumière vive, raison pour laquelle je m'enfermai presque constamment dans la pénombre. La fatigue y était-elle pour quelque chose, je n'en savais trop rien. Un froissement de draps me sortit de ma vague rêverie et m'incita à jeter un coup d'oeil vers ma mère. Elle me fixait, les yeux vides.
- Garrett ?
C'était peut-être la première fois qu'elle me reconnaissait. Je soupirai, venant m'asseoir à ses côtés pour lui prendre la main.
- Oui, maman ?
- Tu ressembles tellement à ton père...
Je baissai la tête. J'avais l'impression de remuer le couteau dans la plaie béante qui perforait son coeur.
- Je suis désolé...
- Pourquoi tu dis ça ? Tu dis toujours ça.
Elle se rendormit. Je ne parvenais pas toujours à suivre ses phases de semi-conscience, d'éveil, de pseudo-coma,... Je commençai à perdre le nord. Je croisai les bras sur le bord du lit pour y enfouir mon visage. Je tâchai de me concentrer sur ma respiration, d'abord dérégulée par l'anxiété, puis de plus en plus paisible. Ma tête finit par se vider et je m'endormis. Lorsque je me réveillai, elle ne respirait plus...

J'ouvrai grand les yeux, secoué par un sursaut, lorsque la sonnette de la porte retentit. Je détestai faire ce genre de cauchemars. Ce genre de cauchemars qui ne ressemblait en rien à ceux que je faisais quand j'étais gamin où, au réveil, je m'apercevais que rien de tout cela n'était vrai. Celui-là, il était bien réel. Ce n'était pas qu'un simple cauchemar, en fait. C'était un souvenir. Un véritable souvenir, gravé au fer rouge dans ma mémoire. La sonnette retentit une seconde fois.
- J'arrive ! Une minute ! m'écriai-je d'une voix éraillée.
Je me saisi du cendrier, rempli de mégots et de cendres, posé sur la table du salon pour aller le planquer dans une armoire de la cuisine. Je passai négligemment une main dans mes cheveux (sans grand espoir d'arranger le champ de bataille), jetai un bref coup d'oeil dans l'appartement pour être sûr qu'il soit à peu près présentable puis, me dirigeai vers la porte d'entrée. Je poussai un long soupir avant de tourner la poignée. Sur le pallier, Joon. J'écarquillai les yeux.
- J.. Joon..? Qu'est-ce que..? Toi ? Ici ?
- Oui. Moi. Ici. Perspicace, tu es. ironisa-t-elle en imitant mon bégaiement.
- T'es pas drôle. marmonnai-je en levant les yeux au ciel.
Elle me fixa un moment et je tentai de soutenir son regard. Tout à coup, elle lâcha :
- Bon, tu comptes me laisser entrer ou on va devoir discuter ici, sur le pallier ?
Quelque peu embarrassé, je m'effaçai pour la laisser pénétrer dans l'appartement. Les yeux rivés au sol, elle retira sa veste pour la jeter sur le canapé, et elle posa ses fesses dans le sofa. Tout naturellement. Je la dévisageai. Je ne savais pas ce qu'elle faisait là, ni ce qu'elle me voulait. Elle, elle semblait juste vaguement mal à l'aise, sans plus.
- Ca pue la clope, ici. Tu t'es remis à fumer ? me demanda-t-elle.
- J'ai jamais vraiment arrêter... marmonnai-je.
- Approche-toi. enchaîna-t-elle sans se soucier de ce que j'avais à dire.
Je vins m'asseoir à ses côtés puis un long silence s'installa. Elle se pencha légèrement vers moi :
- Alors beau brun, on vous a déjà dit que vous aviez un sourire à faire rougir une none ? me lança-t-elle d'une voix suave.
Je déglutis. C'est la première phrase qu'elle m'avait dite. La phrase qui avait ouvert le premier chapitre de notre histoire, il y a quelques années d'ici, alors que nous venions tous les deux de rentrer à l'université. Je la toisai du regard.
- Qu'est-ce que tu fous, Joon ?
- Ben quoi ? C'est comme ça que je t'ai eu la première fois ! Et tu ne m'as pas résisté...
- Ouai, et « Désolée, mais je te quitte pour ton meilleur ami », c'est ce que tu m'as dit la dernière fois que l'on s'est vu. Tu m'auras pas deux fois, Joon.
- Je l'ai pas dit comme ça, tu exagères...
- Le fond est le même. Qu'est-ce que tu veux ? grognai-je en détournant le regard et en m'écartant un peu d'elle, de peur que son venin me contamine.
- Je... J'en sais trop rien. Je passais par là, et...
- Tu es fiancée, je te rappelle.
Elle sembla suffoquer. On aurait dit que la simple idée de l'engagement l'étouffait. Autrefois, lorsque je lui parlais simplement de l'avenir, elle se mettait à angoisser, à paniquer de façon démesurée,... Alors forcément, ça m'a surpris quand j'ai appris qu'elle avait accepté la demande en mariage d'Adrian. Mais encore aujourd'hui, j'étais convaincu qu'elle avait fait ça par profit, parce qu'Adrian allait hériter de l'entreprise de son père, parce qu'il allait devenir le big boss et que moi, je resterai un pauvre petit scientifique. Mais, même si l'appât du gain était là, je connaissais Joon. Elle ne serait jamais la femme d'un seul homme et cet engagement la terrorisait littéralement.
- Et alors ? rétorqua-t-elle.
Je fronçai les sourcils.
- Ce n'est pas parce que tes parents t'ont toujours donné ce que tu voulais, Joon, que je vais en faire de même. Maintenant, va-t-en.
- Par.. Pardon ?
- Va-t-en ! hurlai-je.
C'était peut-être la première fois que je haussai la voix, dans ma vie. Joon me fusilla littéralement du regard. Ses joues s'empourprèrent en un instant et ses yeux devinrent très sombres, si bien que je ne pouvais même plus distinguer sa pupille de son iris. Elle se leva, brutalement, en se pinçant la lèvre inférieure, et marcha d'un pas déterminé jusqu'à la porte de l'appartement, qu'elle referma violemment. Cinq mois plus tard, Adrian me demandait de quitter le laboratoire, à cause de mes « erreurs à répétition ». Ma seule erreur avait pourtant été d'affronter Joon, ou, plutôt, de l'avoir aimée.