Tu aurais voulu dire que tu le détestais, mais le pire c’était que ce n’était même pas vrai. Tu lui en voulais aurait été une formulation un peu plus juste. Tu avais honte, et tu te sentais trahie. Ça aussi, ça aurait été bien. Ça ne faisait que deux jours qu’il t’avait dit qu’il ne t’aimait pas comme toi, tu l’aimais. Tu ne pouvais pas aller merveilleusement bien, cela aurait été trop te demander. Mais la vie continuait, évidemment, et toi tu devais aller de l’avant, comme tout le reste. Tu ne voulais juste pas le revoir pour le moment. Ça allait tant que tu n’avais pas à croiser ses yeux, parce que tu savais que tu le reverrais te dire qu’il ne t’aimait pas. Le malaise, quoi. La honte. Tu t’en voulais d’avoir brisé votre amitié et tu aimerais que tout redevienne comme avant, mais tu savais que cette scène ferait désormais partie de vous et que tu ne pourrais pas aisément l’effacer. Hassan savait ce que tu ressentais à son égard. Ça allait faire une différence dans votre amitié, tu le savais. De toute façon, tu ne tenais pas particulièrement à traîner avec lui tout de suite. Tu allais devoir lui reparler, pourtant. Il t’avait sauvé la vie. Tu lui devais bien ton amitié, même s’il n’avait pas voulu de ton amour. Puis tu te devais de régler tout ça, au moins pour Kseniya. Ça lui briserait le cœur si votre trio n’était plus le même. Tu devais lui pardonner.

Mais pas tout de suite.

Tu ne travaillais pas aujourd’hui, apparemment il y avait tellement peu de choses à faire à la librairie que ça ne valait même pas la peine que tu t’y pointes. Cette journée de congé tombait bien. Tu es retournée te coucher et tu as dormi jusqu’à midi et demi, en te demandant ce que tu pourrais bien faire pour occuper ton reste de journée. Premièrement, aller manger. Puis peut-être aller voir un film, ou finir le roman policier que tu avais commencé. Une chance que ce n’était pas l’un des romans à l’eau de rose que tu appréciais étrangement : tu ne l’aurais pas supporté aujourd’hui. Il faisait pourtant tellement beau que tu n’as pas pu te résoudre à aller t’enfermer à l’intérieur, même pour aller voir un film. Tu t’es donc dirigée vers la place que tu traversais tous les jours pour aller travailler mais où tu ne t’arrêtais que rarement. C’était joli, là-bas, un merveilleux endroit pour lire tranquillement sur un banc. Tu te rappelles d’un stand de tacos qui t’avait tapé dans l’œil et même d’un marchant de glace. Merveilleux. Tu attrapes donc ton sac après t’être rapidement habillée et coiffée et tu y mets ton livre. Tu prends aussi un peu d’argent et tu te diriges vers la place en question.

Il était difficile de manquer le stand de tacos, surtout lorsqu’on avait faim. Leur odeur te titillait les narines et faisait gronder ton ventre. De plus, le vendeur avait l’air particulièrement sympathique et avait un sourire contagieux, alors tu t’es dit que c’était la place où aller. Tu ne pouvais pas résister plus longtemps de toute manière. Tu avais toujours eu un faible pour ce genre de nourriture. Tu t’es donc mise en arrière de la courte ligne pour obtenir le tacos tant désiré, regardant avec envie les gens repartir avec les leurs. Arrivée devant le vendeur, tu lui as fait un sourire. « Salut ! J’vais te prendre deux tacos. Tu as fouillé quelques instants dans ton sac pour trouver ton portefeuille, puis tu as relevé la tête pour sourire de nouveau. Puis te gêne pas pour mettre tout plein de trucs dedans, je meurs de faim ! »

Qu'est-ce qui est le pire que de vivre dans une grande maison tout seul ? Sûrement vivre dans une grande maison avec moi. C'est à peu près ce que devait penser Ezra au moment actuel, parce que bon on peut se le dire je suis pas vraiment le colocataire de l'année -pas du tout même-. Entre mes piles d'affaires qui restent jonchées partout, une technique de rangement que j'affirme, ouais une technique très spécifique qui ne doit marcher que pour moi, fin bon. Puis c'est pas avec moi qu'il va goûter aux spécialités culinaires, parce qu'à part les pâtes, les tacos, et les plats minutes au micro-ondes, on mange pas vraiment de la haute gastronomie, et pas doué comme je suis, je ne me remettrai pas tout de suite aux fourneaux, le dernier essai m'ayant valu un détour par l'hôpital pour brûlure, et l'obligation d'aller s'nourrir au fast-food du coin pendant trois jours. Ezra c'quand même un bon type, timide et souvent renfermé, mais m'accepter alors que j'avais pas pas de toit, ni un compte en banque remplie à souhait et juste mon sourire niais pour moi : c'était cool de sa part.

Trois clients, trois pauvres clients étaient déjà passés au stand, ce matin il n'y avait pas foule, heureusement il n'était que onze heure trente et on pouvait espérer une heure de pointe un peu plus tard. Heureusement que j'étais pas payé à la quantité vendue, sinon j'étais mal, et je pouvais d'ors et déjà dire au revoir aux plages, cocktail et filles du brésil. Mais bon quand y a personne, on s'fait sacrément chier sur cette petite chaise -même pas confortable- du stand. Du coup je repris mon activité favorite, les pieds posés sur le haut du trottoir, attendant sagement que les employés commencent leurs pauses du midi, je regardais la boutique en face. Une vitrine bleue claire, avec des jolies écritures orangées, des effluves -mêlées à l'odeur des tacos- de vanilles et d'agrumes, et derrière tout ça, elle était là, la jolie glacière, toujours à son poste, son sourire angélique au visage. Je regardais, un sourire béat accroché à mes lèvres, il manquait plus que le filet de bave, et on serait retombé dans un vieux film cliché ! Heureusement un groupe de jeunes me sortit de mes pensées, avec un grand sourire -bien que légèrement vexé d'avoir été stoppé dans mon imagination-, je commençais à préparer mes tacos.

Ouais finalement on pouvait dire ce qu'on voulait, mais préparer des tacos, c'était quand même calé comme job, surtout avec les habitants de WOS, ils avaient tous quelques choses à dire ; une vanne, un potin sur leur voisin, on s'ennuyait jamais. Être vendeur ambulant c'est un peu comme accepter devenir le psy de certains, ou le complice des prochaines engueulades entres voisins. Une jeune femme arrivait, je commençais mon rituel, deux tacos, viandes, salades, tomates, on pourrait presque dire que c'est un repas équilibré -si on enlève le gras de la sauce qui ferait s'évanouir un nutritionniste-.  « Et une double dose pour la jolie demoiselle ! » dis-je tout fort avec un grand sourire, prêt à exploser de rire, beh ouais c'est pas souvent qu'on voit une jeune femme traîner ici, surtout pour prendre un tacos bien chargé, d'habitude elles sont toutes en face dans un restaurant végétarien qui fait des salades light, avec deux tomates qui se battent en duels. Je lui tendis ensuite sa commande, ça na lui ferait que quelques dollars, les tacos pouvaient se vanter d'être encore abordable pour tout le monde. Je jetais un coup d’œil derrière la jeune femme, personne, et c'est donc avec ma bonne humeur naturelle que je demandai en rigolant, avec une note d'admiration dans la voix : «  Tu vas vraiment réussir à manger tout ça toute seule ? »

Tu savais que tu avais trouvé la place pour oublier tes problèmes. Oublier tes problèmes de cœur d’une façon aussi agréable qu’en mangeant des tacos valait bien les quelques livres de trop qui résulteraient de ton dîner. Surtout vu la grosseur des deux tacos que venait de te tendre le sympathique vendeur avec un grand sourire. Comme il n’y a personne derrière toi, tu en poses sur le comptoir avant de regarder l’autre. « [b]Tu vas vraiment réussir à manger tout ça toute seule ?[/color] » Ha ! C’est tout ce qu’il te fallait. Tu engloutis donc ton premier tacos en tentant tant bien que mal de ne pas t’étaler de cette sauce partout – tu en as sur les doigts, probablement autour de la bouche aussi, mais tu t’en fous, parce que tu trouves ça drôle. Tu termines finalement de manger ton premier tacos et d’essuyer toute cette sauce graisseuse et tu lances un grand sourire au vendeur. « Pour le premier, en tout cas, c’est réglé. Va peut-être falloir que tu m’aides pour le deuxième, par contre… » Tu pensais peut-être être affamée, mais il y avait des limites à engloutir un tacos à cette vitesse. Dire que tu avais songé à aller prendre une crème glacée ensuite ! Une prochaine fois, peut-être. Toujours accotée contre le comptoir, tu entames ton deuxième tacos avec plus de difficulté et un peu moins d’enthousiasme cette fois-ci, ton ventre commençant à protester. Incapable de le terminer, tu tends le tiers qui reste au vendeur. « Faudrait pas le gaspiller, ce serait dommage. » Tu lui fais un clin d’œil en t’accoudant au comptoir, puisqu’il n’y avait toujours personne derrière toi et que tu ne ferais rien de mieux ce midi-là que de discuter avec lui.

Finalement, après mûre réflexion, tu as bien fait de sortir. Certes, ces tacos ne feront pas de bien à ta ligne et à ton ventre qui protestait d’avoir englouti toute cette bouffe en si peu de temps, mais ça avait contribué à te rendre le sourire, ce qui n’était pas peu dire. Il n’y avait que Kseniya qui y parvenait ces temps-ci, et tu étais plutôt zombie le reste du temps. Faut dire, tu avais une bonne raison, la première peine d’amour, le premier rejet, ça fait toujours mal. Et sur le coup, tu n’y avais pas pensé, mais lui écraser un tacos tout graisseux dans sa trop belle gueule, ça aurait été aussi bien que de sortir à Hassan qu’il ne remplacera jamais ton frère, sachant qu’il avait assisté à l’exécution de celle-ci. Ses beaux cheveux tout bien coiffés dégoulinants de morceaux de viande et de bouts de salade. Merveilleux. La prochaine fois tu y penseras, ça vaut sûrement le coup d’œil. Il y a des trucs, comme ça, quand on se fait briser le cœur. Tu dois apprendre à en rire un peu, de ta naïveté, de la tête qu’il aurait fait si tu avais fait ça différemment. Ça passe toujours mieux de cette façon-là. Tu n’as pas tout à fait passé la phase c’était un parfait salaud de toute façon, mais tu sais que ça va devoir te passer, parce qu’Hassan serait toujours des tes pattes. Il fait partie de ta vie, en tout cas encore de celle de Ksen, et toi tu n’y peux rien. Puis il t’a sauvé la vie aussi, même s’il ne t’aime pas tu lui en dois toujours une.

Même si tu aurais vraiment voulu lui écraser un tacos en pleine tronche.

De toute façon, ce n’était pas vraiment l’idée en ce moment. En ce moment, tu discutais gentiment avec un vendeur de tacos bien sympathique et tu venais d’engloutir un tacos et deux tiers, ce qui n’était déjà pas si mal, pour une première fois.

« Je suis Nastya, au fait. Et comment s’appelle le meilleur vendeur de tacos en ville ? »