J'suis le genre de mec qui finit de faire ses cartons de déménagement le matin même, le genre de mec qui n'a même pas trié ses affaires, qui a juste tout jeté au hasard dans les boîtes. A quoi bon ranger ses affaires correctement dans le carton si c'est pour les ressortir après et devoir de toute façon les re-ranger correctement à l'extérieur de ce carton. Tu me suis crevette ? Les gens ont parfois une drôle de manière de penser, une drôle de manière de vivre. Ou peut-être bien que c'est moi qui ne suis pas comme le reste du monde. Je suis presque sûr que je suis né avec le cerveau retourné, un genre de niveau de trisomie élevé, on appellerait ça la « trisomie 181 », trisomie du futur. Assez de cette petite voix là-haut qui me répète sans cesse des trucs sans queue ni tête.

Je pris le dernier petit carton et ferma la porte à clé derrière moi, poussant un long soupir. Adieu petit appartement miteux, adieu les sauts sur le canapé pour trouver du réseau, adieu le lit des voisins qui claque contre le mur de ma chambre quand ils faisaient l'amour.
Je soulève le carton et me retourne, prêt à descendre, avec un sentiment étrange : j'ai oublié quelque chose. Je repose le carton, ré-ouvre la porte et siffle un coup. Faint arrive en remuant la queue, bordel c'est limite si je partais sans ma petite boule de poil ambulante. « Allez avance sac à merde ! » Je lui donne un petit coup de pied aux fesses puis tourne la clé dans la serrure, pour la toute dernière fois.

Je claque la porte de la camionette et monte à l'avant, en prenant ma chienne sur les genoux. « On y va Michel ! » Oui, mon déménageur de l'extrême s'appelle Michel, ça sonne bien pour un déménageur. Je reste silencieux pendant le trajet, le regard tourné vers la vitre ouverte, comme dans les films cul-cul la praline; ça aurait pu le faire si je n'avais pas eu Faint sur les genoux avec les oreilles dans le vent et la langue qui pend.
Quand j'y repense, il y a peine cinq mois j'emménageais avec Rowan, puis elle avait disparue dans la nature sans plus donner de nouvelles. Le quotidien change si vite. J'avais vécu seulement un mois en solitaire, et ça avait été pour moi plus dur que pour les personnes à bord du Titanic. J'avais littéralement coulé, en fait. Cela m'avait permis de plus me concentrer sur mes dessins mais n'avoir personne à qui parler tous les soirs m'avait conduit dans un excès de souffrance indescriptible et ne m'avait fait penser à rien d'autre qu'à Nirvana. Mauvaise passe.

Aujourd'hui était un autre jour, et voilà que le commandant Michel me sortait de mes pensées. On est arrivés, jeune homme, me dit-il à travers sa moustache. Michel + déménageur = moustache, forcément.

Un élan de surexcitation m'envahit alors que je grimpais les marches deux à deux, accompagné de Faint qui peinait à suivre. Je n'eut pas le temps de sonner, la porte s'ouvrit. Je fût immédiatement submergé par une vague de bonne humeur de la part de ma nouvelle colocataire. Cette nana avait tout simplement un grain de folie hors normes. Je regardais ma montre imaginaire en rigolant et dit, « Je n'ai pas de montre, mais je sais que je ne suis pas en retard. » Je lui dévoila mon plus grand sourire. « Il y une camionnette en bas, mais t'inquiètes pas j'ai pas tant d'affaires que ça ! Et puis il y a Michel. » La jeune femme en face de moi bouillonnait de folie. « Je suis exactement pareil, j'ai juste peur de te faire peur ! » Je fronçais les sourcils. « Phrase nulle, enfin bon t'as compris ! »

Elle s'extasie devant Faint. Ouf, et moi qui avait oublié de lui signaler que je l'emmenais, elle paraît plutôt pour alors cela me rassure. « Je te présente Faint, d'ailleurs j'avais oublié de te signaler son existence, j'espère que tu m'en veux pas trop ! » Sourire gêné, je plisse mes yeux pour me donner un petit air d'enfant comme je fais lorsque je veux obtenir quelque chose et la regarde avec les yeux qui brillent. Elle ne peut pas refuser avec la tête que je lui fais, c'est juste inimaginable.

Je la suis dans les escaliers, jusque dehors ou le déménageur avait déjà ouvert la camionnette et commencé le travail. « Je n'ai pas que ça à faire ! On m'attend pour 11 heures alors bougez vous un peu les jeunes ! » Quel rabat-joie ce Michel ! D'ailleurs je ne connais même pas son véritable prénom, je lui ai collé celui de Michel rien qu'en voyant sa tête. Il est quand même un peu râleur ce bonhomme. Je lance un petit regard complice à Oneida, du style qu'est ce qu'il fait chier celui-là ! « Ca va on est au taquet m'sieur ! »  Je tape dans les mains, fait une série de genoux-flexion histoire de faire genre que je suis un grand sportif qui doit s'échauffer avant de porter des cartons, je ris et m'empare d'un des plus petits qui se trouve tout en haut de la pile. Faut pas exagérer non plus, je laisse les plus gros aux autres.

Et commence une série d'allers-retours entre l'appartement et la camionnette.

Une fois le tout en haut, Michel payé et repartit, je m'assois à côté de la pile d'affaires pour souffler un moment. Oneida referme la porte derrière elle. Elle est mignonne comme tout quand elle sourit. Je lui rend son sourire instantanément.

Soudain, je pense qu'il faut que je la prévienne. Je me gratte la tête et pose mon regard sur ma nouvelle colocataire, avec un air soucieux. « Au fait, ne prends pas peur.. Mais franchement, j'ai tout balancé sans réfléchir dans les cartons et j'ai pas pris la peine de trier mes affaires, alors, tu risques de tomber sur des trucs un peu improbables, du style un carton avec des caleçons et des casseroles mélangés. »

Mes secrets. Elle veut découvrir des secrets sur moi. Des secrets j'en ai des tas, et je suis sûr qu'elle aussi. Il faudra qu'elle m'apprivoise si elle espère les connaître tous. Cela se fera avec le temps, sûrement très vite puisqu'on va vivre ensemble. Je plisse les yeux, amusé. « Mes secrets ? Quel genre de secrets ? » Je marque une courte pause avant de renchérir, « Je suis quasi sûr que tu en as beaucoup plus que moi. Je me trompe ? » Je baisse les yeux sur ce que je suis en train de faire, et surtout, pour ne pas connaître sa réaction, bien que ma question était tout ce qu'il y a des plus respectueuse. Le carton que je suis en train de déballer contient mon matériel de dessin, mes books et mes livres d'art. Je suis soulagé d'être tombé dessus le premier, même si je suis tatoueur et que mes dessins sont exposés à la vue de tous, cela me gêne toujours un peu de les montrer, par peur de la critique, probablement. C'est bête parce que je sais très bien que je suis talentueux, tout en restant modeste, sinon je n'exercerais pas ce métier.

« Mais non, quand même ! Je ne suis pas un fou furieux qui enferme des vers de terre dans des bocaux. » Je ne suis pas un fou furieux ? Cela reste à prouver. Ce qui est sûr c'est que je n'enferme réellement pas d'insectes ou quoi que ce soit d'autre comme animal dans des bocaux. J'ai horreur et surtout peur de tous les animaux qui existent sur cette Terre, mis à part les chiens (et encore, il ne faut pas qu'ils soient trop gros.) et les chats. Le reste me fait atrocement paniquer. Mais le pire du pire, c'est les sangliers. Heureusement pour moi je ne risque pas d'en croiser des masses en ville, mais ne sait-on jamais..
« Euh.. Non pas tout à fait. Surtout quand il s'agit de mes dessins et de mon bureau, je travaille mieux avec du bordel autour de moi. Mais je veillerai à ce que mon bordel ne déborde pas trop de ma chambre. D'ailleurs, est-ce que tu peux me montrer ou est-ce qu'elle est ? Je vais déjà y poser tout ça. » Je saisis mon matériel à dessin et lui sourit en me relevant.