Pour Lila, le dimanche ne rime qu’à peu de chose. Pas de grasse matinée, pas de ménage en vue, pas de marathon de série télévisée. Le dimanche était une journée banal, à la seule exception de son rendez-vous hebdomadaire avec Alice, sa petite sœur adoptive, la dernière des St John. Elles avaient instauré ce petit rituel peu après le départ de l’une et de l’autre du cocon familial. Ce rendez-vous était alors relativement récent. Ce matin-là, Lila avait quitté la caserne après sa garde de nuit. Une longue nuit sans interventions, sans accidents. Une nuit calme pour la ville de White Oak Station. Lila était fatiguée et pourtant, elle savait parfaitement qu’elle ne réussirait pas à dormir. Elle était rentrée pour se laver, pour manger puis pour s’écrouler dans le canapé, un livre et une tasse de café brûlant dans les mains. Lila vivait de plaisir simple, loin des nouveautés technologiques et autres choses farfelues. Un bon livre lui suffisait. Elle découvrait avec intérêt des auteurs d’autres horizons. Avec curiosité, elle se lançait dans des lectures différentes à chaque fois. Science-fiction, thriller, romance … il lui fallait de tout.

Chaque semaine, Alice était en retard. Chaque semaine, Lila recevait un message. Elle avait pris l’habitude du manque de ponctualité de sa sœur. Cependant, elle avait décidé de se rendre au parc à l’heure prévue, voulant profiter d’un moment de solitude. Elle avait marché, respirer l’air frais du mois de novembre. Cette période était sans doute la préférée de Lila. Le froid, l’arrivée imminente de la neige, les fêtes de fin d’année, l’ambiance de l’hiver. Elle voyait cette période comme un renouveau, elle qui avait vécu une terrible année. La perte de son bébé avait jeté sur sa vie un trouble qu’elle n’avait su gérer. Mila lui manquait terriblement. Mila ne verrait jamais cet hiver. Lila devait avancer et Mica, son meilleur ami, ne cessait de le lui rappeler. Lila s’était finalement assise sur un banc, observant le paysage du parc. Les arbres avaient perdu leurs feuilles, les enfants avaient revêtu leurs vêtements chauds. Une légère fumée s’échappait des lèvres des habitants. Un spectacle que Lila trouvait divin, magique. Finalement, elle vit sa sœur arriver au loin. Un sourire s’esquissa sur ses lèvres.  « Alice ! » Lila avait pris sa sœur dans ses bras pour la saluer, une étreinte simple, toute en légèreté. « Je savais que tu serais en retard, tu l’es toujours. Tu vas bien ? »

De toutes ses sœurs, Alice a toujours été celle avec qui Lila s'entendait le mieux, sans savoir pourquoi finalement. L'âge, peut-être. Elles n'étaient sans doute pas si différentes dans le fond. Elles s'étaient éloignées avec le temps, en vivant leur vie. Lila avait quitté le foyer familial pour devenir indépendante. Elle avait choisi, ces derniers mois, de rester loin de ses parents, de ses sœurs. Elle ne supportait plus les regards compatissants, les regards interrogateurs. Elle ne supportait plus que chacun d'eux évoquent d'une manière ou d'une autre la mort de son bébé. Elle avait besoin de temps pour faire son deuil, tout simplement. Alice restait discrète et pourtant inquiète. Sur la retenue, comme si elle marchait sur des œufs. Comme si elle pesait ses mots pour ne pas dire ce qu'il ne fallait pas. Alors, Lila souriait. Elle passait outre, elle évitait toutes les remarques qui plomberaient l'ambiance. Elle se contentait finalement de répondre, machinalement. « Je vais bien. » Relativement bien. Lila se sentait mieux, elle voulait avancer. Elle ne pouvait plus se morfondre, s'enfermer. Elle devait aller de l'avant. Et pourtant, son état restait le même. Elle ne pouvait ni avancer, ni reculer. Une sorte d'état stationnaire entre la douleur et l'acceptation. Sans doute que la première étape était de prétendre aller bien, tenter de ressentir quelques joies, de sourire aussi sincèrement que possible. « J'ai inventé un nouveau cocktail. Tu devrais passer au bar un soir pour le goûter. » Elle devait changer de conversation, penser à autre chose. Mila ne reviendrait pas, jamais. Elle ne pouvait décemment pas continuer d'en parler sans cesse. Elle ne pourrait pas oublier, ni ce visage pâle sans vie, ni cette sensation indescriptible dans sa poitrine. Elle n'oublierait jamais Mila. « Je t'ai déjà parlé d'Alex, mon frère jumeau ? » C'était un sujet joyeux pour elle. Un moyen de se rapprocher de ses origines et surtout elle aimait parler de lui. Elle savait qu'il devait venir à White Oak Station. Elle ne savait pas quand mais elle attendait ce jour avec impatience. Elle avait prévu de prendre des vacances pour aller le rencontrer. Elle visiterait un autre pays ainsi, changerait d'air. Elle ne savait pas quand. Mais avant la fin de l'année, si son frère n'avait pas trouvé la solution pour se déplacer jusqu'à elle, elle le ferait.