Deux secondes d'innatention et trois de Maxwell Jenkins était de ceux qui ne faisaient pas toujours la part entre travail et vie privée. Enfin, ça, c’était principalement depuis son divorce. Les soirées étaient devenues très longues et, au lieu de regarder des séries idiotes ou des émissions sans intérêt, il avait commencé à ramener chez lui ses dossiers. Depuis, il travaillait littéralement du matin au soir. Heureusement pour lui, il ne s’occupait pas de sordides affaires de meurtres, sans quoi il n’en aurait plus dormi. Ses affaires lui prenaient déjà beaucoup d’énergie, il était pour un droit mobile et vivant, pas pour une juridiction statique : cela le conduisait à effectuer de nombreuses recherches, il épluchait parfois même les cas des pays voisins. Bien sûr, le droit Canadien ne pouvait être comparé au droit allemand par exemple, chaque pays était particulier. C’était même pire sur son continent, car, selon les provinces, les textes de référence n’étaient pas les mêmes ! Il aurait été incapable d’exercer au Québec par exemple, car une partie du droit était affiliée au droit français tandis que le reste du Canadien était plutôt tourné vers les textes britanniques et, ensuite, chaque province appliquait certaines particularités. Mais voir un peu ce qu’il se faisait ailleurs ne pouvait être négatif : Max préférait garder un esprit ouvert et ne négliger aucune ouverture pour ses clients. Parfois, un dossier pouvait être appuyé par de bons exemples même s’ils n’étaient pas sous la même législation. L’internationalité, dans son domaine, pouvait avoir son poids. Il était donc plongé dans des tas de cas différents d’ici et d’ailleurs, concentré au maximum avec pour seule collation un cappuccino et un bout de pain – autant il appréciait cuisiner, autant il n’en prenait plus le temps désormais – lorsque la porte de l’entrée s’ouvrit. Oui, c’était bien ça. La porte d’entrée s’était ouverte et s’était refermée. Il connaissait par cœur sa maison et il était persuadé que c’était la cause du bruit qu’il venait d’entendre. Surpris, il se leva du canapé et s’avança dans l’entrée pour y découvrir… « Emma ? » On sentait clairement poindre dans sa voix un « Qu’est-ce que tu fais là ? » Max ne s’attendait absolument pas à la voir, là, maintenant. Rentrer chez eux comme si elle revenait de l’université, un soir normal. Sauf qu’il n’y avait plus de soir « normal » à deux depuis quelques temps. Si elle était là, c’est donc qu’elle venait lui parler. De leur divorce, très certainement. Il en soupirait intérieurement d’avance : il n’avait franchement pas le temps ce soir pour ses propres problèmes juridiques.

Emma s'avança dans l'allée de sa maison - enfin, de la maison de Max - d'un pas hésitant. Voilà une semaine et demi qu'elle n'habitait plus ici et même si elle était déjà repassée une ou deux fois pour prendre quelques affaires, c'était différent. Cette fois-ci, Max serait là. Elle aurait bien aimé l'éviter mais elle n'avait pas pu faire autrement. Elle devait récupérer des affaires dont elle avait absolument besoin pour ses cours et elle n'avait pas pu passer plus tôt. Ou plutôt si. Elle aurait pu si elle l'avait voulu. Mais étrangement, elle avait ressenti le besoin de le voir - même quelques minutes. Comme pour se rassurer et se dire qu'elle avait fait le bon choix en demandant le divorce, pour se conforter dans l'idée qu'il s'en foutait et qu'elle n'avait plus rien à faire avec un type pareil. Elle appréhendait un peu de se retrouver nez-à-nez avec lui après lui avoir mis les papiers du divorce sous le nez un beau matin, mais ils n'allaient pas s'éviter indéfiniment, si ? Ils allaient divorcer. Ce n'était pas la fin du monde, juste celle de leur mariage. Ils n'avaient aucun intérêt à se détester ni à se faire la guerre. Ils étaient adultes, intelligents et suffisamment réfléchis pour que tout se passe pour le mieux. Enfin, ça, c'était ce qu'Emma se répétait mentalement en ouvrant la porte d'entrée, histoire de se donner un peu de courage. À peine eut-elle le temps de refermer derrière elle que Maxwell était posté dans l'entrée, visiblement surpris par sa visite. Elle se figea malgré elle et se força à sourire. « Salut. » S'en suivit un silence de quelques secondes qu'elle s'empressa de briser. Elle était déjà bien assez mal à l'aise comme ça, pas la peine d'en rajouter ! Elle posa les yeux sur lui, l'observant un instant avant de continuer. « Je suis venue prendre quelques affaires... » Elle lui avait envoyé un message un peu plus tôt pour le prévenir de sa visite mais apparemment, il n'avait pas pris le temps de regarder son téléphone. Dieu merci, il était seul - elle n'aurait pas supporté de le trouver en pleines partie de jambes en l'air avec une autre femme.

La venue d’Emmanuelle déséquilibrait totalement l’ordre de la soirée de Maxwell. En soi, à part travailler tard, il n’avait rien prévu. Mais la situation avec sa femme – enfin sa presque ex-femme – faisait qu’il ne savait plus très bien quoi faire de ses dix doigts là, maintenant, tout de suite. Il la regarda quelques secondes sans rien dire, le temps de s’adapter, puis fronça les sourcils. Prendre quelques affaires ? Elle en avait encore depuis le temps qu’elle faisait des allées et venues ? Bon, au moins, ce n’était pas une histoire à la con à propos du divorce. Enfin, a priori. « J’espère que tu t’attends pas aux petits-fours parce que j’ai rien à te proposer, » grommela-t-il dans sa barbe de bien plus de trois jours. Le réfrigérateur était presque vide, en fait. Il mangeait dans les alentours du cabinet le plus souvent et le soir ne se foulait plus. Il était tout seul, à quoi ça servait de perdre du temps à cuisiner si personne n’était là pour apprécier ? Maxwell soupira et se décala pour laisser Emma passer à son tour. « J’ai pas mal de boulot alors si t’as autre chose à me dire, mieux vaut en parler rapidement. » Il ne cherchait pas à faire d’effort de politesse et disait les choses plutôt directement : elle voulait le divorce, il n’allait pas s’affaisser en rampant et dégoulinant de mièvreries pour l’amadouer et obtenir la meilleure part. Surtout pas ce soir. Il n’était pas d’humeur. L’affaire sur laquelle il travaillait l’agaçait, son client n’était pas facile et il ne s’entendait pas bien avec l’avocat de la partie opposée. Que sa femme débarque en plus un soir, à l’improviste, alors qu’il pensait pouvoir se vider la tête ce soir et enfin traiter au calme le bordel qu’était son dossier, non, ça ne l’enchantait guère !

À peine eut-il ouvert la bouche qu'Emma réalisa que Maxwell était Maxwell - et qu'il le resterait. Il ne changerait pas. Elle était bien naïve de croire qu'une procédure de divorce allait le faire réfléchir. Il faisait partie de ces gens trop prétentieux pour se remettre en question. Il était parfait, évidemment. Et le problème venait toujours des autres, jamais de lui. Elle soupira doucement, agacée par son attitude. « Non, non, je te rassure. Je m'attends plus à grand chose depuis longtemps... » Un partout, balle au centre. Elle ne voulait pas être désobligeante ni rendre les choses plus compliquées qu'elles ne l'étaient déjà. Mais il fallait avouer que Max était la seule personne capable de la mettre dans cet état. Elle n'était même pas en colère, elle était... Blasée. Oui, c'était ça. Blasée. Et triste de se dire que le garçon qu'elle avait connu douze ans plus tôt avait laissé place à cet espèce de monstre atteint d'égocentrisme aigu. Elle planta son regard dépité dans celui de Maxwell. « Je t'en prie, retourne travailler. Je m'en voudrais de perturber tes plans. J'en ai pas pour longtemps de toute façon, je prends mes affaires et je te laisse tranquille. » Elle n'avait rien à lui dire. Pas dans ces circonstances. Sinon, ils allaient encore s'engueuler et elle finirait encore par avoir le cœur en miettes à cause des horreurs qu'il allait lui balancer. C'était justement ce qu'elle voulait éviter en demandant le divorce. Enfin, ça et tout le reste... Leur vie de couple était loin d'être parfaite et elle restait persuadée que le seul moyen d'avancer était de divorcer. Tuer leur mariage. Tirer un trait sur douze ans de leur vie. S'en aller, tourner la page et commencer un nouveau chapitre de sa vie où Max n'aurait pas sa place.

Maxwell écouta la réponse de sa femme – elle l’était encore pour l’instant – et eut un petit rictus. Elle ne s’attendait plus à grand-chose ? Très bien. Parce que de toute façon, elle ne voulait plus s’attendre à rien maintenant, n’est-ce pas ? Il n’ajouta rien cependant mais la prévint malgré tout qu’il avait assez peu de temps à lui consacrer. Elle n’habitait plus la maison, elle ne pouvait plus occuper son temps comme avant. Ils divorçaient de toute façon. Ils n’avaient donc plus rien à accorder l’un à l’autre. C’était ainsi que les choses fonctionnaient, non ? Maxwell baissa les yeux vers Emma en l’écoutant. Il crut percevoir un peu d’ironie dans sa voix et en fut agacé. « Je m’en voudrais de perturber tes plans. » Vraiment ? Elle lui sortait ça ? Elle se fichait comme ça du boulot qu’il abattait ? Ses « plans » ? Il haussa un sourcil et durcit son regard bleu. « Si j’avais su que tu venais, j’aurais été plus disposé. » railla-t-il en réponse à ses propos. Elle aurait au moins pu l’appeler, non ? Ils étaient en instance de divorce mais elle pouvait toujours composer son numéro pour lui demander si ça ne le dérangeait pas qu’elle vienne ce soir, quand même ! « J’aurais pu ne pas être seul. » ajouta-t-il presque sournoisement, Maxwell Jenkins n’en finissant plus de jouer avec les mots une fois qu’il commençait, même lorsqu’il eût mieux valu qu’il n’aille pas trop loin.

Et voilà, c'était reparti ! Comment faisait-il pour toujours se surpasser ? À chaque fois qu'elle pensait qu'il avait toucher le fond et qu'il ne pouvait pas être plus abject, Maxwell trouvait toujours le moyen de l'épater. C'en était effarant. Elle haussa un sourcil à sa réplique et croisa les bras, peinant de plus en plus à garder son calme. Une fois encore, il avait raison de sa patience légendaire. Sa seconde réplique l'acheva littéralement mais il était hors de question qu'elle entre dans son jeu. Elle n'allait pas répondre à cette attaque complètement gratuite, c'était inutile. Et puis, il avait bien le droit de passer ses soirées avec qui il voulait. Ça ne la regardait plus. « Peut-être que si tu regardais ton téléphone, on n'en serait pas là. » Elle perdait patience, oui. Son ton était plus dur que d'habitude et l'agacement se lisait clairement sur son visage. Elle lui avait envoyé un message, bordel ! Un message poli et courtois, histoire de le prévenir qu'elle passerait en fin de journée pour venir prendre quelques affaires. Elle lui avait même souhaité une bonne journée, comme s'ils étaient de vieux amis, éloignés mais toujours liés l'un à l'autre. Elle soupira fortement. Elle n'allait plus faire aucun effort. Il voulait qu'ils se fassent la guerre ? Très bien. Ce n'était pas dans sa nature mais elle pouvait très bien jouer, elle aussi. Et elle avait bien plus de ressources qu'il ne le pensait. « Et puis, de toute façon, je vois pas où est le problème ! Jusqu'à preuve du contraire, je suis encore chez moi. Ce qui veut dire que je peux venir quand je veux, que tu sois là ou pas. » Il était peut-être avocat mais elle connaissait ses droits. Cette maison faisait partie de leur patrimoine commun. Jusqu'à ce que leur divorce soit prononcé, elle était encore chez elle.

Maxwell haussa un sourcil. Elle lui avait donc laissé un message ? Il soupira et, plutôt que de s’aplatir avec des excuses, persista à râler, parce qu’il avait rare homme plus tête que Maître Maxwell Howard Jenkins sur cette terre. Il regarda Emma frontalement et soupira. « Tu sais bien que je regarde rarement mon téléphone personnel. Tu aurais dû m’appeler au bureau ! » Il la sentait énervée et il eut été dur de l’ignorer : d’ordinaire Emmanuelle était assez douce, ainsi, un changement dans son ton se notait immédiatement. Elle parlait plus durement. Il aurait peut-être dû baisser les bras mais, au contraire, sentir poindre la colère chez elle augmentait son propre agacement et il ne démordait pas de sa mauvaise humeur sulfureuse. Il eut un petit rictus ironique à sa dernière phrase. Elle pensait lui apprendre le droit peut-être ? Merci bien, il était au courant. « La loi oublie souvent la politesse, Emma. La moindre des délicatesses c’est quand même de prévenir et de s’assurer que ça ne pose aucun problème. Ce n’est pas écrit dans le code mais ça l’est dans les mœurs, et ça fait foi. » Il la regarda avec son expression glaciale caractéristique, mais jamais dénuée d’une certaine animation qui rendait ses traits moins durs – et surtout plus joueurs. Ce sur quoi, il ajouta même en haussant une épaule avec un sourire moqueur. « Enfin, libre à toi de venir si ça ne te dérange pas de me croiser en d’autres compagnies. » Cela ne lui arrivait plus à vrai dire. Il s’était déjà lassé après avoir tenté de s’adoucir le cœur auprès de trois femmes. Ça n’avait pas été concluant et il préférait encore se retrouver tout seul dans sa grande maison. Mais cela, Emmanuelle ne pouvait pas le savoir – or elle avait bien dû apprendre qu’il avait batifolé un peu après qu’elle soit partie.

Emmanuelle ne trouvait même pas les mots pour qualifier l'attitude de son (presque) ex-mari. Elle le connaissait assez bien pour savoir qu'il ne lâcherait rien. Excédée, elle le regarda avec lassitude. « Ouais, c'est ça. Et si je t'avais appelé au bureau, tu aurais trouvé un autre prétexte pour qu'on s'engueule... Le problème, c'est pas le fait que je t'ai prévenu ou non. C'est juste que tu veux avoir le dernier mot, comme d'habitude ! » Elle ne cherchait même plus à camoufler son énervement. Ce mec lui tapait sur le système et le simple fait de penser qu'elle portait encore son nom la rendait malade. Elle l'écouta essayer de retourner la situation à son avantage en riant nerveusement. Elle était à deux doigts de pleurer de frustration. Ou de le gifler. Voire les deux en même temps. Elle planta ses yeux dans le regard bleu de son mari, la colère laissant place à une profonde déception. Il cherchait à la blesser et il y parvenait sans mal. « Alors t'es tombé aussi bas que ça, hein ? » Elle avait été assez naïve pour croire qu'il allait réfléchir. Elle pensait qu'enfin, il allait mettre sa fierté de côté et reconnaître ses torts. Elle ne s'attendait pas à des excuses larmoyantes - ni à des excuses tout court d'ailleurs, elle était réaliste ! - mais elle aurait aimé qu'il change d'attitude, qu'il lui montre un peu plus de respect et qu'il soit assez intelligent pour faire en sorte que leur rupture se passe bien. Mais non. Évidemment que non. Il campait une fois de plus le rôle du parfait connard et lui faisait une scène sans raison. Qui plus est, il n'arrêtait pas de faire des allusions à ses conquêtes, comme s'il n'en avait plus rien à faire d'elle. Enfin, la véritable question était plutôt de savoir s'il en avait déjà eu quelque chose à faire... Il lui avait demandé de l'épouser comme il aurait pu lui dire "Hey, on va au McDo ce soir ?". Ce n'était qu'une question parmi tant d'autres, dont il n'avait sûrement pas mesuré les conséquences ; il ne prenait jamais rien au sérieux. C'était franchement épuisant. « Laisse tomber. » Elle ne s'attendait pas à ce qu'il réponde - et mieux valait qu'il ne le fasse pas. Elle n'en pouvait plus de l'entendre. « Je repasserai plus tard. » Tant pis pour ses affaires, elle n'avait pas envie de passer une seconde de plus auprès de lui. Elle était venue pour voir s'il restait quelque chose à sauver entre eux, elle avait sa réponse : non, il ne restait plus rien. Et ça la dévastait sincèrement. Max ne s'en rendait peut-être pas compte mais elle ne voulait pas divorcer par plaisir. Toute cette histoire l’atteignait et s'il n'avait aucun mal à tourner la page dans les bras d'autres femmes, elle pleurait tous les soirs avant de s'endormir.

Maxwell leva les yeux au ciel et ne répondit rien, passant sa main dans ses cheveux à la place d’ouvrir la bouche. S’il fallait qu’il se taise pour lui prouver que ses propos avaient un sens et n’étaient pas seulement là pour meubler et bien, soit, cette fois il ne ferait pas de surenchère. Comme s’il allait chercher un « prétexte » pour qu’ils s’engueulent ! C’était quoi ce délire là ? Non en fait non, ça l’agaçait trop cette histoire, il ne pouvait pas la laisser dire de telles inepties. « Un « prétexte » Em’ ! Comme si je cherchais des prétextes ! Tu crois que ça me fait plaisir peut-être ? J’ai pas besoin de « prétexte » Emma ! Je bosse bon sang, c’est pas un prétexte ! » Il soupira fortement et secoua sa tête quelques secondes. La pression aurait pu retomber à ce moment. Il aurait pu se calmer, ne pas en rajouter, être tranquille. Mais non. Maxwell leva les yeux et ne s’empêcha pas de lancer une pique. Pourquoi faisait-il deux fois références à ses exploits séducteurs récents en un laps de temps si court, devant sa femme, avec qui il était en instance de divorce, ce qui ne risquait pas d’améliorer les choses ? S’il le savait, il ne répondrait pas. Il voulait voir ce que ça lui faisait, si elle le lui reprochait, si elle en était blessée, si elle était jalouse ? Peut-être. Pourquoi la rendre jalouse alors qu’il n’en avait pas besoin ? Allez savoir. Il ne comptait pas disserter sur le sujet. C’était sorti. Il ne voulait pas éclairer le pourquoi du comment, ça l’agaçait dans sa sphère privée. Enfin, dans sa sphère conflictuelle privée. À la remarque dépitée d’Emmanuelle, Maxwell détourna le regard en haussant les épaules. En fait, non, pas vraiment. Il ne trouvait pas ce qu’il cherchait auprès de ces femmes, il y avait mis un terme rapidement. Mais ce qu’il aurait pu dire de bien, il le garda pour lui. C’était systématique chez lui : quand il s’engueulait, il sortait tout ce qu’il ne fallait pas et taisait tout ce qui pouvait arranger la situation. Tout le contraire de son quotidien d’avocat, à croire qu’il jouait double-jeu. Une fausse sincérité pendant le théâtre des procès, un vif mensonge dans le cours de sa vie. Lorsqu’il tourna de nouveau son regard vers la professeure, il vit son visage changé. Il sut aussitôt que l’énergie était retombée et qu’Emma quittait la lutte. Elle était lasse, il l’avait achevée. Cette ombre sur ses traits parvint à tempérer le bouillonnement intérieur de Max et il regarda sa femme, reprenant d’un ton plus neutre. « Mais non. Va prendre tes affaires quand même, allez. » Il allongea le bras comme pour la pousser dans la maison à se diriger plus avant, une lueur presque inquiète dans ses yeux. Car il avait beau foutre un bordel total dans leur vie sentimentale : le visage las d’Emma avait toujours raison de lui au final – même s’il était capable de recommencer dès qu’elle souriait de nouveau, oublieux de ses tares.

Parfois, elle se demandait pourquoi ou plutôt comment elle avait pu tenir douze ans avec un personnage pareil. Enfin, pour sa défense, Maxwell n'avait pas toujours été cet homme odieux et imbus de lui-même. Il arrivait même à être gentil et attentionné parfois. Mais au fil des années, ses mauvais côtés avaient pris le dessus sur le bon et ils avaient atteint le point de non-retour. Elle savait bien que lui, ça ne le dérangeait pas de vivre comme ça. Il n'en avait rien à foutre de rien, leur vie devait lui convenir comme elle était parce qu'il faisait ce qu'il voulait sans réellement se soucier d'elle. Mais Emmanuelle, elle, n'en pouvait plus. Et même si se dire qu'elle allait se retrouver divorcée à trente ans ne l'enchantait guère, elle ne voulait pas non plus se forcer à vivre une vie qui ne lui convenait pas juste pour ne pas avoir à assumer l'échec de son couple. Elle regarda Maxwell sans rien dire, bien trop désappointée pour lui répondre. À quoi bon de toute façon ? Il renchérirait toujours et ils n'en finiraient plus. Décidée à partir pour arrêter ce massacre, elle annonça qu'elle repasserait plus tard mais son cher et tendre époux semblait vouloir la retenir. Elle se déroba doucement quand il allongea le bras, voulant à tout prix éviter d'avoir un contact physique avec lui. « Non, ça va. Je passerai demain quand tu seras au bureau. Désolée pour le dérangement et bonne soirée. » Si elle avait su que passer chez elle pour prendre quelques trucs allait déclencher la troisième guerre mondiale, elle se serait abstenue. Elle avait pensé bien faire en prévenant Maxwell par message mais apparemment, rien de ce qu'elle pouvait faire n'était assez. Same old same. Elle amorça un mouvement vers la porte d'entrée, prête à quitter cette maison une bonne fois pour toute, mais elle se retourna soudainement pour faire face à Max. « Je pensais que ça te ferait réfléchir. Je me disais que peut-être, si je décidais de vraiment lancer une procédure de divorce, tu ferais enfin des efforts pour essayer d'arranger les choses. Je m'attendais pas à ce que tu te mettes à genoux ni à ce que tu te confondes en excuses parce que je sais que ça, ça n'arrivera jamais. En douze ans, j'ai eu l'occasion de comprendre que t'es trop fier pour reconnaître tes torts. Mais je pensais que tu allais te battre un peu pour sauver notre mariage. Faut croire que je suis toujours aussi naïve que quand on s'est rencontré... Enfin bref, je suppose qe c'est mieux comme ça de toute façon. » Elle baissa les yeux, regrettant un peu de s'être lancée dans un monologue aussi pathétique. Mais c'était sûrement la dernière fois qu'ils se parlaient avant de se voir au tribunal pour mettre un terme définitif à sept années de mariage alors autant être honnête. Contrairement à lui, elle n'avait jamais eu de mal à dire ce qu'elle ressentait. Elle observa le visage de l'avocat pendant quelques secondes puis elle reprit la parole. « Fais attention à toi, Max. » Elle était réellement inquiète pour lui. Il lui tapait sur le système et parfois, elle en arrivait à le détester mais il n'empêche qu'elle l'aimait. Et elle s'inquiétait pour lui. À force de jouer le mec qui se fout de tout et qui ne prend jamais le temps de s'excuser, il allait finir par se mettre tout le monde à dos. Elle n'avait plus aucune illusion concernant leur mariage mais elle n'avait pas envie qu'il finisse seul pour autant.

La pression retombait et Maxwell s’en voulait un peu de s’être emporté en constatant l’humeur dégradée de sa femme. Une fois qu’il commençait, il avait souvent du mal à redescendre – l’habitude de la puissante élocution des procès peut-être. Ou tout simplement, son caractère d’abruti. Il passa la main sur son visage en se frottant la barbe et s’apprêtait à ajouter quelque chose pour retenir Emma – c’était bête après tout qu’elle ait fait le chemin et qu’elle ne prenne même pas ses affaires – mais la jeune femme se retourna justement à cet instant vers lui et prit la parole avant lui. Il l’écouta et une pointe de culpabilité monta dans sa poitrine. Il ne savait pas expliquer cette habitude incessante qu’il avait à toujours renchérir et alimenter les disputes plutôt que tenter de les calmer. Du moins, il ne cherchait pas à se l’expliquer. Ça s’était développé particulièrement ces dernières années ; autant il était vrai qu’il n’avait jamais été de sang-froid, autant il ne s’était jamais montré ainsi envers Emma auparavant. Des rares personnes qui parvenaient à l’amener à cesser de déconner et s’adoucir, Emmanuelle Jenkins était la reine. Pourtant, il était encore parvenu à se soustraire à son pouvoir ces temps-ci. Il s’emportait, ne savait tarir ses colères. C’était presque un soulagement d’expulser sa fureur dans ses mots et rien ne le raisonnait. Néanmoins, en écoutant les propos de la professeure, Maxwell sentit des émotions confuses l’agiter. Il était partagé entre des restes de son énervement, un bouillonnement étrange et indiscernable, douloureux, qui était lié à ce dépit qu’il pouvait lire sur le visage d’Emma et, enfin, une certaine amertume qui affaissait ses épaules. Il regarda sa femme intensément après qu’elle eût fini de parler et se rapprocha d’elle inconsciemment. « Je ne pensais pas qu’en divorçant tu me laissais une chance. » Il avait pris le divorce comme une fin de non-recevoir, pas une occasion de repartir de bon pied. Le divorce, c’était la rupture d’un contrat. Si elle l’avait demandé, pour lui, c’était donc qu’il ne pouvait plus rien, peu importe ce qu’il ferait. Et, de plus, il était lui-même perdu dans leur couple. Ou plutôt dans ce qu’il voulait dans la vie en général : être déjà marié et ce pour la vie, ou voir autre chose, ne pas se fixer à trente ans ? Des nœuds entremêlaient ses pensées sans qu’il ne parvienne à les dénouer et il se sentait embrouillé. Dans ces conditions, au lieu d’améliorer les choses, il explosait à répétition et empirait leur relation. Maxwell finit par reprendre en ne quittant pas son regard. « Prends soin de toi. » Il le pensait, lui aussi. Il espérait que cette étape du divorce n’allait pas la miner. Lui-même se sentait plus angoissé à cause de cette partie de sa vie privée à gérer, aussi craignait-il pour Emma.

C'était bien ça, le problème. Il ne "pensait pas". Jamais. Il agissait et puis voilà, on devait faire avec. Il ne prenait jamais la peine de se poser pour réfléchir, pour peser les conséquences de ses actes ou tout simplement essayer de trouver des solutions à ses problèmes. Elle lui lança l'un de ses regards accablés sans prendre la peine de répondre. Que pouvait-elle dire, de toute façon ? Qu'il était désespérant ? Il le savait. Elle le lui avait dit des milliers de fois. Et ça n'avait jamais rien changé. Elle était fatiguée d'essayer de lui faire comprendre ce qui n'allait pas. S'il ne voulait pas faire d'efforts, elle arrêterait d'en faire elle aussi. Après douze ans de bons et loyaux services, elle rendait les armes. Elle hocha légèrement la tête quand il lui dit de "prendre soin d'elle" - c'était une phrase plutôt déplacée selon elle mais elle n'était pas d'humeur à faire une scène, elle était juste pressée de s'en aller pour s'éloigner de cette ambiance pesante. « Ouais... T'inquiètes. » Elle se pinça finalement les lèvres et baissa les yeux, mal à l'aise de ne pas savoir comment agir face à son mari. Elle avait l'impression d'étouffer. « Bonne soirée, à plus tard. » Son ton était mal assuré mais elle n'avait jamais été douée pour paraître sûre d'elle quand ce n'était pas le cas. Certaines personnes parvenaient très bien à duper les autres mais Emma, elle, faisait partie de ceux qui n'étaient pas crédibles pour un sou lorsqu'ils essayaient de faire semblant. De toute façon, Max la connaissait par cœur. Il devait bien voir qu'elle était gênée par cette situation et qu'elle ne savait plus comment s'adresser à lui. Elle ne reconnaissait plus l'homme qu'elle avait épousé et elle avait l'impression que l'homme qui se tenait devant elle était un inconnu. C'était douloureux mais certainement inévitable. Tout le monde changeait avec le temps. Ils avaient simplement pris des chemins différents, voilà tout. Prenant son courage à deux mains, elle se retourna pour de bon et se dirigea vers la porte sans se retourner. Promis, elle ne mettrait plus jamais les pieds sans cette maison quand il serait là. La confrontation était bien trop difficile.