Je fixai nerveusement mon réveil, qui affichait désormais quatre heures du matin. J'étais frustré, exténué, tendu. Ça faisait plusieurs heures que je me retournais sans cesse dans mon lit, cherchant le sommeil, en vain. Pourtant, c'était pas faute d'être épuisé. Mes yeux brûlaient si fort que c'en était insupportable. Je décidai de quitter mes draps et me traînai d'un pas lent jusqu'à la salle de bain. Je cherchai l'interrupteur à tâtons dans l'obscurité et me dirigeai vers le lavabo. Je levai les yeux vers le miroir. J'avais le teint blafard, les joues creusées et des cernes violacées ornaient le bas de mes yeux. J'avais vraiment une sale tête. J'en fus même surpris. Je ne m'étais pas rendu compte que j'avais laissé la mélancolie m'imprégner à ce point. Je soupirai et me rinçai rapidement le visage à l'eau glacée, histoire de reprendre quelque peu mes esprits. Je retirai mon t-shirt et mon pantalon de jogging - qui était devenu un peu trop large aujourd'hui - pour enfiler une chemise noire et un jeans. Je quittai la salle de bain pour rejoindre le salon. Je me saisis de mon paquet de cigarettes, qui traînait sur la table, et l'emportai avec moi sur le petit balcon de mon appartement qui donnait sur la rue. Je me penchai sur la barrière, les yeux rivés vers le ciel étoilé. Je sortis une cigarette de mon paquet et l'allumai. J'me faisais chier dans ma misérable existence et ça commençait à me peser. Je savais plus quoi faire de mes journées. Je tournais en rond dans mon appartement. Je me souvenais même plus de la dernière fois où j'étais sortis de ce trou. L'université, c'était quand même une période bénie. Certes, à l'époque, j'avais été qu'un jouet, pour Joon, mais au moins, j'avais l'impression de vivre. Sans doute que ça aurait pas été tenable sur le long terme, et pourtant, j'aurais tout donné pour remonter dans le temps... Pour nos éclats de rire, nos paris délurés, nos nuits blanches, nos cuites, nos prises de tête, qui ne duraient jamais bien longtemps, de toute façon. Je secouai la tête. Je ne pouvais pas vouloir tout ça, à nouveau. Je ne pouvais pas m'imposer ça, encore. Chaque fois que je pensais à elle, chaque fois qu'elle me manquait, je m'interdisais de l'appeler, de la supplier de revenir,... De quoi aurais-je eu l'air ? D'un pauvre type. Elle n'avait pas besoin de moi. Elle me l'avait prouvé à maintes reprises. Si seulement ça pouvait être réciproque... Soudain, on frappa à la porte. Je sursautai, me demandant qui pouvait bien se pointer chez moi à cette heure-ci. J'écrasai ma cigarette à peine entamée dans un pot de fleur vide, et m'approchai avec méfiance de la porte. Après quelques secondes de réflexion, je me décidai enfin à ouvrir. Mon coeur manqua un battement. J'écarquillai les yeux. Une épaisse tignasse blonde, un visage angélique, des yeux clairs comme un ciel estival,... Joon. J'eus un mouvement de recul involontaire, comme si j'étais face à un monstre. « Joon ? » Ouai, la perspicacité, c'était mon fort. J'étais en état de choc. Qu'est-ce qu'elle fichait ici ? J'hésitai à lui reclaquer la porte au nez. Qu'est-ce que j'aurais jubilé en imaginant le mal que ça aurait fait à son ego si j'avais réagi de la sorte. Pourtant, j'en étais incapable. Et si elle était sur mon pallier aujourd'hui, c'est qu'elle le savait. « Qu'est-ce que.. Qu'est-ce tu fais ici ? »

« Toujours aussi perspicace à ce que je vois... » me lança Joon avec toute la spontanéité qui la caractérisait. Je levai les yeux au ciel, exaspéré. En fait, elle était certainement venue ici juste pour me faire des reproches. Ça aurait pas été étonnant d'elle. Pourtant, je pris quand même la peine de lui demander ce qu'elle faisait sur mon pallier à presque cinq heures du matin. Je la dévisageai durant une fraction de secondes. Joon n'était vraiment pas sur son trente-et-un, aujourd'hui, vêtue d'un t-shirt trop grand pour elle. Peut-être celui d'Adrian. Je grimaçai à cette idée. « Je suis partie. J'ai filé à l'anglaise alors qu'il dormait paisiblement. » Je haussai les sourcils. J'étais pas sûr de comprendre où Joon voulait en venir. Pourquoi aurait-elle tout plaqué, alors qu'elle menait la vie de château avec Adrian ? Sans doute encore une connerie, comme la peur de l'engagement, ou une autre excuse bidon du genre. Je toisai Joon du regard. Pourtant, j'étais incapable de lui refermer la porte au nez, de la remballer ou de l'engueuler comme une grosse merde sur le pallier. L'espace d'un instant, j'espérais qu'elle aurait une très bonne excuse pour revenir cette fois, une excuse qui ne concernerait pas mes sentiments. Parce que si elle pouvait se tenir à distance, exceptionnellement, ça m'arrangerait. Et d'autre part, je jubilais. C'était malsain, je le savais, et pourtant, je ne pouvais m'empêcher de ressentir des palpitations rien qu'en imaginant la tête d'Adrian lorsqu'il constaterait l'absence de Joon, impuissant. Je m'effaçai de l'encadrement de la porte. « Bon, ben... entre. On va pas discuter sur le pallier toute la journée. » finis-je par lâcher, laissant Joon rentrer à l'intérieur. « Et t'es juste partie comme ça, sans raison ? T'as quand même pas renoncé à ton palais pour mon taudis juste parce que Adrian te collait un peu trop à ton goût ? » lui lançai-je avec un regard mauvais. Après ce qu'elle m'avait fait, j'avais bien le droit de me défouler. À mon sens, j'avais pas encore été si méchant. Je l'avais laissée passer ma porte, c'était déjà ça.

« Merci... » souffla Joon dans un soupir, alors que je m'effaçai pour la laisser entrer. Elle afficha un maigre sourire et je baissai les yeux. Je refermai la porte, calmement, avant d'ouvrir à nouveau la bouche, pour adresser à la jeune femme les paroles les plus sèches que j'aie pu avoir envers elle. Je me surpris même d'être capable d'exprimer tant de rancœur en sa présence. J'implosai, sans doute. Joon ne sembla même pas étonnée par mes paroles. À vrai dire, ses traits ne trahirent aucune émotion particulière que j'aurais pu décoder. Alors je me contentai de rester planter devant elle, droit et distant, attendant sa réponse avec patience et calme. Elle posa son seul bagage au sol, à ses pieds. Celui-ci n'avait, d'ailleurs, pas l'air bien lourd. En même temps, si elle était partie dans la précipitation, elle n'avait pas dû avoir le temps d'emporter toute sa garde-robe. Puis, Joon retira sa veste en jeans, la posant sur son sac, me laissant constater par moi-même la raison pour laquelle elle était partie. Des hématomes violacés, presque noirs, ornaient ses bras. Et c'était la seule partie de son corps qui m'était visible. J'osais à peine imaginer ce à quoi ressemblait le reste de son corps. J'écarquillai les yeux, puis elle rompit le silence. « Il m'a frappé pour la première fois y'a deux semaines. Et ce soir, c'est allé trop loin. » Je déglutis. J'avais espéré une autre réponse, n'importe laquelle, mais pas celle-là. Les preuves étaient là, mais ça ne ressemblait pas à Adrian. Malgré son dernier sale coup, la violence n'était pas un défaut que je pouvais lui reprocher. Il était parfois capricieux, certes, mais je ne l'avais jamais connu sous cet angle-là. Je mis un certain temps à trouver les mots, les bons mots. Mais je supposai qu'aucune parole n'aurait pu réconforter Joon dans un moment pareil. Toute la rancoeur que je ressentais pour elle s'était tout à coup évaporée. « Tu peux pas passer l'éponge là-dessus, Joon. J'espère que tu envisages sincèrement de porter plainte et de ne jamais retourner chez lui. » déclarai-je sur un ton beaucoup plus doux et bienveillant. « Et tu comptes faire quoi exactement, maintenant ? » lui demandai-je. Bien entendu, par maintenant, je n'entendais pas dans l'immédiat, j'envisageais le long terme. Je savais qu'elle était venue ici sans doute pour trouver un toit sécurisant, mais nous n'allions pas nous leurrer, ni elle, ni moi : une cohabitation deviendrait sans doute invivable au bout de quelques semaines. En était-elle consciente ou cela ne lui avait même pas effleurer l'esprit ? Et lorsque ce moment arrivera, que fera-t-elle ? A-t-elle un plan B ou compte-t-elle retourner auprès d'Adrian, qui lui promettra très certainement de ne jamais recommencer ? Je me mordis la lèvre à cette pensée. « Enfin, quoi qu'il en soit, tu peux rester ici autant que tu le souhaites... Et si tu as besoin de quoi que ce soit, je suis là. » lâchai-je finalement en affichant un semblant de sourire.

« Crois le ou non, j'ai envisagé toutes les solutions sauf y retourner. Je vais chercher un nouveau boulot, un nouvel appartement et pour le reste, je verrais avec le temps. » me répondit Joon lorsque je lui demandai ce qu'elle avait prévu de faire. Je soupirai en hochant la tête. C'était déjà pas mal comme « perspective ». J'espérais qu'elle s'y tiendrait et ne craquerait pas aux premières supplications et fausses promesses d'Adrian. Je ne le connaissais pas comme ça mais vu ce que je venais de découvrir sur ses travers aujourd'hui, je m'attendais à tout désormais. En fait, à l'heure actuelle, le comportement de celui qui avait été mon meilleur ami me choquait bien plus que le retour de celle qui avait passé des années à malmener mon coeur. Pour éviter que Joon prenne ma question pour un « en fait, tu me gênes un peu donc.. dégages dès que possible », j'ajoutai spontanément qu'elle pouvait rester autant de temps qu'elle le souhaitait, même si l'ambiance serait sans doute pas des plus joyeuses. Mais ça, elle devait s'y attendre. J'allais pas la lâcher dans un moment pareil. Ça, il en était hors de question. J'étais blessé, certes, mais pas mesquin. Puis, tout ça, c'était peut-être un signe du destin, une preuve qu'il serait possible de tourner la page et de repartir sur de bonnes bases. Pourquoi pas, après tout ? « Merci... pour tout ! » Je levai les yeux vers Joon. Elle semblait vraiment sincère. Pour ne pas la regarder bêtement dans le blanc des yeux, je me raclai la gorge, m'avançant vers elle. « Je vais déposer ton sac dans ma chambre. Je veux bien te céder mon lit. » lui lançai-je avec un sourire un peu plus détendu. Je me penchai pour prendre son sac, et sa veste. Je quittai un instant le salon pour aller déposer ses affaires sur mon lit. Je revins aussitôt, essayant de paraître un peu moins... mal à l'aise. Mais c'était pas simple. Faut dire que ça faisait des mois que j'avais plus vu Joon et c'était... vraiment bizarre de la retrouver ici, dans mon salon. La dernière fois qu'on s'y était retrouvé tous les deux, c'était pour se dire adieu. Pour de bon, c'est c'qu'on avait pensé. De toute évidence, il semblerait que l'on ne puisse jamais s'éviter. Je gardais une distance de sécurité entre la jeune femme et moi, comme si je craignais qu'elle me blesse de je-ne-sais-quelle façon. C'était stupide, et pourtant c'était involontaire. Je n'étais pas certain de pouvoir briser cette distance là, maintenant, tout de suite. Le simple contact de sa peau m'aurait fait du mal. « Je... Tu veux quelque chose à boire ? Tu as faim ? » lui demandai-je. En fait, j'avais presque envie qu'elle me réponde oui. Au moins, je pourrais faire quelque chose, même un truc complètement insignifiant qui ne me donnerait pas l'impression d'être impuissant. Rester là, sans rien faire, à simplement la regarder avec des yeux désolés, ça m'angoissait. « Et... Juste pour mettre les choses au clair, tu veux en parler ou... Ou tu as envie de parler d'autre chose, ou tu préfères aller te coucher..? » Je fis un pas en avant. Un premier pas vers elle, sans doute. Je supposai qu'on pouvait le voir comme une sorte de « progrès ». « Enfin... Dis-moi ce que je peux faire pour te réconforter, pour pas avoir l'impression de servir à rien. » déclarai-je dans un rire nerveux.

« Je veux bien un grand verre d'eau, je serais incapable de manger quoi que ce soit maintenant... » souffla Joon. Je hochai la tête en grimaçant. « J'imagine... Je vais te chercher ça. » lui répondis-je avant de pivoter sur mes talons pour me rendre dans la cuisine. Je sortis une verre de l'un des placards pour le remplir presque à ras bord. Je revins au salon, et tendis, avec une certaine précipitation, le verre d'eau à Joon. J'étais nerveux à la simple idée de me rapprocher autant d'elle. Je me trouvais idiot. J'allais faire comment en cohabitant avec elle, hein ? Y avait bien un moment où j'devrais me rapprocher d'elle, c'était inévitable, ne serait-ce que pour regarder la télévision. Je n'avais qu'un sofa. Mais j'avais pas encore eu le temps de réfléchir à tout ça, de m'y préparer, de faire comme si ça ne m'atteignait plus. Je soupirai. « Si t'es fatigué, va te reposer, t'arrêtes pas de vivre pour, je t'ai déjà compliqué assez la vie ces derniers temps, t'en fais pas, je pourrais attendre demain pour parler. Je suis pas fatiguée de toute façon. T'en as déjà assez fait ainsi, vas te reposer, t'en as besoin, je le sais. » Tant de bienveillance m'étonnait, surtout venant de Joon. Je me souviens que, autrefois, elle me taquinait toujours sur le fait que j'en faisais trop, que j'avais toujours tendance à exagérer. Devais-je prendre ses paroles pour le signe que la fatigue se trahissait dans chacun de mes traits et qu'aucun artifice ne pourrait la faire disparaître ? Je passais mes paumes sur mon visage. Sauf que c'était pas si simple que ça. La vérité, c'est que je n'arrivais plus à trouver le sommeil, et ça n'avait rien de bien étrange. Comme je n'avais pas d'emploi, je ne faisais plus rien, et comme je ne faisais plus rien, je n'étais plus fatigué une fois sous la couette. Et ce n'était pas quelques dizaines de C.V. envoyés par jour qui allait me faire dépenser de l'énergie et m'achever une fois la nuit tombée. Joon pensait peut-être que je me forçais, par pure gentillesse, mais en fait, c'était quasiment une contrainte. Bien entendu, ça ne me dérangeait pas de rester à ses côtés, mais ça m'angoissait, et c'est une émotion dont je me serais bien passé. « En fait... J'arrivais plus à dormir de toute façon, donc ça m'embête pas. On peut discuter jusqu'à ce que la fatigue s'empare de toi, si tu veux. » J'affichai un maigre sourire, avant de me retourner pour aller appuyer sur l'interrupteur du salon, éteignant le lustre qui éclairait la pièce d'une façon un peu trop excessive à mon goût. Nous nous retrouvâmes un instant dans la pénombre. J'avançais sans hésitation dans le noir pour atteindre le petit meuble qui se trouvait à côté du sofa, sur lequel j'avais disposé une petite lampe à la lumière faiblarde. Je l'allumai et allai m'asseoir dans le sofa. Je jetai un regard furtif en direction de Joon. « Reste pas plantée là, je vais pas te manger. » lui lançai-je. « Tu supportes toujours pas l'odeur de la cigarette, je suppose ? » lui demandai-je avec un regard complice. La cigarette avait toujours été un sujet de discorde entre Joon et moi. Elle, elle détestait. Moi, je pouvais pas m'en passer. Je ne compte plus toutes les fois où elle s'est infiltrée dans mon dortoir, à l'université, retournant toute ma chambre pour avoir le plaisir de balancer mon paquet de cigarettes par la fenêtre sous mes yeux hébétés. J'avais essayé d'arrêter pourtant, pour elle, mais une fois qu'elle est partie... J'ai recommencé. Je voyais plus trop l'intérêt de me priver. « Tu te souviens de la fois où tu avais badigeonné toutes mes cigarettes de piment et que j'avais eu les lèvres en feu pendant deux jours ? » lui lançai-je dans un vague éclat de rire. Sur le moment, j'avais détesté Joon mais avec le recul, c'est vrai que c'était plutôt drôle. « Tu crois qu'on retrouvera ça, un jour ? » lui demandai-je d'une voix douce, presque suppliante.

« Tu sais, ça ne va pas changer d'un jour à l'autre. Mais bon, j'ai essayé de te pousser à arrêter pendant des années, ça n'a jamais marché. Mais j'abandonne pas cette idée. » me répondit Joon, lorsque je lui demandais si elle détestait toujours autant la cigarette. Comme j'étais venu m'installer dans le sofa, elle m'imita, posant ses fesses juste à côté de moi. Je me résignai à laisser mes cigarettes où elles étaient, offrant cette maigre satisfaction à Joon après des années de lutte. Malgré tout, j'en rajoutai une couche, juste pour la charrier, comme au bon vieux temps. « Tu sais ce qu'on dit : l'espoir fait vivre. » J'affichai alors un sourire moqueur. J'étais de plus en plus détendu, en fait. J'étais presque surpris d'être aussi à l'aise, surtout avec Joon. Je sais pas si c'était sa situation qui m'avait attendri, mais j'avais presque la sensation de ne ressentir plus aucune rancoeur envers elle. Ou alors j'étais déjà en train de me ramollir, comme d'habitude dès qu'elle posait les yeux sur moi... « Oh mon dieu, oui je m'en souviens, je me rappelle ta tête ce jour là, j'aurais aimé pouvoir faire photo, de cette manière je l'aurais encadrée et je te l'aurais offerte. » Et voilà que l'on se remémorait la période où tout allait bien, ou presque. Tout du moins, en apparence. Cette époque bénie où Joon m'envoyait paître, où elle me brisait le coeur, certes, mais pour se donner l'impression qu'elle n'était jamais acquise, qu'elle n'appartenait à personne d'autre qu'à elle-même, pas pour m'oublier dans les bras d'un autre... Quand elle s'était fiancée à Adrian, j'avais eu l'impression que la terre s'était arrêtée de tourner, que le sol s'était tout à coup dérobé sous mes pieds. Je suppose que c'est toujours dans ce genre de moments que l'on se demande ce qu'il a de plus que nous, qu'est-ce qu'on a fait pour mériter ça. Je me tournai légèrement vers Joon, pour lui demander si elle pensait, qu'un jour, nous pourrions retrouver notre complicité d'autrefois, même si on doit piétiner toutes les possibilités d'une relation qui surpasserait l'amitié. « Je pense que ce sera difficile mais j'espère que oui... Sincèrement. » Je me mis à rire. Nerveusement. C'était presque surréaliste. Oui, ce soir, j'étais indulgent, compréhensif, calme, avenant,... Mais je savais que ce n'était qu'une façade. Et je savais que Joon, elle aussi, faisait semblant. Dès qu'elle redeviendra ce qu'elle est, dès que ses petites manies qui m'exaspéraient reviendront, je ne pourrai plus jouer la comédie. Je ne pourrai plus faire comme si je m'en fichais, alors que ce n'est pas le cas. J'avais envie de lui dire tout ça, de lui dire qu'elle devait trouver un autre endroit où aller, que ça allait dégénérer, comme avant, qu'il n'y avait pas de raison pour que ça change... Mais j'avais pas envie qu'elle parte. « Tu sais, dans le fond, je suis pas mécontent que tu sois là... » lui soufflai-je, avec toute la sincérité qu'il m'ait été donné de posséder. « Tu dois peut-être penser qu'après tout ce qu'il s'est passé entre nous, je te déteste mais... Mais c'est pas le cas. »

« Tu sais, je comprendrais totalement si c'était le cas... Dans le cas inverse j'aurais probablement pas été aussi gentille et accueillante que tu l'as été. » Je levai les yeux vers Joon. Elle était sans doute moins idiote que moi, c'était un fait. Moi, quand j'étais amoureux, j'étais con. Mais là, si je l'avais « accueillie » - je ne savais pas si c'était le terme exact ; disons plutôt que j'ai eu la décence de pas la laisser pieuter sur mon pallier -, c'était pas parce que j'étais « amoureux » - enfin, je pensais ne plus l'être -, c'était plutôt parce qu'on peut pas fermer la porte à une pauvre fille recouverte de bleus, aussi diabolique soit-elle. Et Joon n'était pas diabolique. Enfin, je l'espérais. J'ai toujours pensé qu'elle savait juste pas ce qu'elle voulait exactement dans la vie. Qu'elle était paumée. Qu'elle faisait partie de ces gens qui savent pas ce qu'ils font sur cette terre, et ce à quoi ils sont destinés. Dans le fond, j'étais convaincu qu'elle était malheureuse, que son esprit tordu rendait sa vie plus compliquée qu'elle ne l'aurait voulu. Peut-être qu'après tout, c'était elle qui était à plaindre dans cette histoire. « Il faudra bien qu'on tourne la page, un jour... » soupirai-je. Ce serait sans doute plus facile pour une fille comme elle que pour un gars comme moi. Je détournai le regard, passant une main dans mes cheveux. Mes yeux me brûlaient. Pourtant, j'avais pas sommeil. J'avais absolument pas la moindre envie de dormir. Mon coeur battait toujours aussi fort que lorsque j'avais découvert le visage de Joon derrière la porte. À vrai dire, il tambourinait avec tant de violence dans ma poitrine que je craignis que la jeune femme puisse l'entendre. Je me dandinai dans le sofa, pour trouver une position plus confortable, mais avec les muscles du dos aussi tendus que les cordes d'une guitare, ça allait s'annoncer plus compliqué que prévu. Je me tournai vers Joon et pour éviter son regard, mes yeux se posèrent instinctivement sur son bras, qui traînait à tout hasard sur l'un de ses genoux. « Je peux ? » demandai-je. Sans attendre sa réponse, j'avançai mes mains vers la sienne. J'examinai son poignet sur lequel des marques violacées laissaient deviner l'empreinte des doigts d'Adrian. « J'aurais jamais imaginé qu'il pourrait... » Je me tus. Joon avait bien compris ce que je voulais dire. Je me sentais presque coupable. Peut-être que quelque chose de flagrant m'avait échappé dans l'attitude de celui qui avait été mon meilleur ami pendant des années ? Je supposai qu'il était trop tard pour se poser cette question. Tout à coup, je remarquai la bague qui ornait toujours l'un des doigts de la jeune femme. Sa bague de fiançailles. Lentement, dans un geste souffrant, je lâchai sa main. Ce fut un contact furtif, trop bref, que je regrettai presque immédiatement. Et en même temps, ça me faisait peur. J'avais l'impression qu'un simple baiser aurait pu me faire replonger. Mais heureusement, on en était pas encore là. Pas encore ? Je clignai des yeux devant ce manque de retenue quasi involontaire de ma pensée. Mon regard fit un aller-retour très bref entre l'un des coussins qui ornait le sofa, et les yeux rougis de Joon. Je ne savais pas si c'était la conséquence des larmes, ou de la fatigue. Sans doute un peu des deux. Je me décalai d'une place dans le sofa, et saisis le coussin que j'avais ciblé pour le poser sur mes genoux. Je le tapotai délicatement avec la paume de ma main. « Tu veux te coucher un peu ? Pour te reposer..? » demandai-je à la jeune femme sur le ton de la suggestion, avec une bienveillance sans bornes. Je ne savais pas pourquoi je cherchais à tout prix le rapprochement. Je ne savais pas encore si c'était la preuve que je n'étais pas encore guéri, ou si je voulais me prouver à moi-même que ça ne me faisait plus rien. Cette dernière option était certainement illusoire.