get out of my way

c'est pas que je ne t'aime pas. désolée, c'est le karma. entre toi et moi ça ne va pas.

Parler. Parler avec Lucas, c'est tout ce que je désire actuellement. Nous ne nous sommes pas revus depuis cette fameuse dernière fois, nous nous sommes seulement parlés au téléphone. Autant dire que ça ne me suffit pas pour mettre un terme officiel à une relation de presque quatre mois. Après coup, je ne lui en veux aucunement ; je crois d'ailleurs qu'il m'avait déjà parlé de l'histoire commune qu'il avait avec Mila, et j'ai quand même décidé de poursuivre l'aventure avec lui. J'ai passé trois mois fantastiques à ses côtés, sans prise de tête, mais je ne pouvais pas me voiler la face. Bien qu'il soit plus âgé que moi, je peux comprendre qu'un homme de vingt-cinq ans n'ait pas envie de se caser pour des années avec une fille qui a déjà un enfant. J'ai profité au maximum du temps passé avec lui, il m'a beaucoup apporté, il m'a libéré, changé les idées, et c'est bien le plus important. Il n'empêche que je ne veux pas que notre relation finisse sur un coup de fil, sur un « Bon bah, je crois que ça serait mieux qu'on reste amis ? » Non, je veux m'assurer, de vive voix et en chair et en os, que nous resterons réellement en contact, que nous resterons vraiment amis. Je n'ai absolument aucune envie de le perdre, Lucas a été un roc pour moi après la naissance de Malia et j'en sortirais secouée si je devais ne plus le voir. Alors je tente le tout pour le tout. Je prends le risque de tomber nez à nez avec Mila, je prends le risque d'avoir à jongler avec tous les colocataires avant de pouvoir enfin parler seul à seule avec Lucas.

Je frappe trois petits coups sur la porte d'entrée. Faîtes que ce ne soit pas Mila qui ouvre. J'ai toujours beaucoup apprécié cette fille, même si cela ne semblait pas tellement réciproque au début - je comprends mieux pourquoi à présent. Toujours est-il que cela serait vraiment gênant de la croiser là, avant que nous ayons éclairci les choses avec Lucas.
Pas de réponse.
Je jette un coup d’œil à travers les fenêtres latérales mais n'aperçoit personne à l'intérieur de la maison. Super. Avec un peu de chance, je suis tombée le jour où ils sont tous de sortie. Ou alors, ils ont décidé de faire la sieste. Ou encore ils ont vu que c'était moi et ont décidé de se planquer et de ne pas m'ouvrir. Je me poste de nouveau devant la porte d'entrée. Je lève le poing et frappe cette fois-ci de toutes mes forces. La porte s'ouvre au même moment et, coupée en plein élan, mon poing vient s'écraser sur le torse de...
Francis.

Il ne manquait plus que ça. Francis m'était complètement sorti de l'esprit et voilà qu'il fallait que ce soit lui qui m'ouvre. Il fallait aussi que je commence par le frapper - involontairement, bien sûr, mais il pensera certainement que je l'ai fait exprès. Je retire aussitôt mon poing et le cache derrière moi, dans les plis de ma jupe longue et bariolée. Jupe qui, en y réfléchissant, horripile Francis. Je ne sais pas pour quelle raison exactement, mais je me rappelle que la dernière fois que je l'ai mise et qu'il était dans la même pièce que moi il a grommelé quelque chose comme On n'est pas au cirque ici. Peut-être que c'est seulement parce que c'est moi qui la porte et que, quelques minutes auparavant il s'était pris les pieds dedans. « Euh, bonjour. Lucas est là ? » Je ne sais pas pourquoi, mais ça n'a jamais collé avec Francis. C'est probablement dû à notre toute première rencontre, mais nous n'avons jamais surpassé ça. Lucas a bien essayé d'arranger les choses, mais ça n'a pas vraiment marché. Au final nous en sommes toujours au même point ; il se passe toujours quelque chose de mauvais entre nous, et quand ça n'arrive pas on se débrouille pour que ça se passe. Peut-être qu'on ne sait simplement pas se parler, agir autrement ?

watch out for that bitch called karma

c'est pas que je ne t'aime pas. désolée, c'est le karma. entre toi et moi ça ne va pas.

Tout ce que tu veux c'est passer un après-midi tranquille. Pas de colocataires préparant possiblement une connerie, personne qui fait du bruit, juste toi et toi. Bien sûr tu adores vivre avec ces trois fous dans cet endroit fourmillant de vie mais des fois justement, on a besoin de calme au milieu de cette vie étudiante. Souffler un peu, savoir profiter des moments d'accalmie qui sont à juste titre assez rares. C'est pour cette raison particulière que tu as décidé aujourd'hui de sécher les cours, jugeant que les poètes irlandais du seizième seraient toujours aussi morts demain et que tu pouvais donc te permettre de leur poser un lapin. Tu ne te fais pas d'illusions, dans une licence que si peu de gens passent, ton absence sera immanquablement remarquée mais tu sais aussi que la prof n'en a rien à foutre. Vraiment rien. Elle, elle vient et elle fait son cours et voilà c'est fini bye-bye, on range ses affaires et on rentre chez soi. C'est un équilibre qui te va, et qui te va beaucoup mieux quand tu y réfléchis depuis ton canapé, une canette de coca à la main, la télé allumée. Tu es tombé sur Casablanca et pas un seul millième de seconde tu n'as pensé à changer de chaîne. Certes, tu n'es pas tombé tout à fait au début mais suffisamment proche pour que tu n'aies pas manqué grand chose. De toute façon tu l'as déjà vu, c'est un classique. Tu as l'intention de rester là à le regarder sans rien faire d'autre, sans penser à quoi que ce soit, juste te vider la tête devant un film. Non pas que ta vie soit d'une complexité qui nécessite que tu prennes une pause mais tout le monde a besoin de temps un temps d'un peu de temps pour soi. Tu prends cette nécessité très au sérieux, c'est une de tes spécialités. Donc tout ce que tu veux c'est passer un après-midi tranquille, seul, loin de la fac et du boulot. Détente, glande, larvitude, que l'on appelle cela comme on le souhaite, tu préfères dire que tu recharges tes batteries.

Sauf que l'univers a d'autre plans pour toi, et que l'on ne se met pas en travers des décisions de l'univers. Le glas de la sonnette sonne à tes oreilles. En cet instant de paix elle a un son similaire à celui des gens qui frappent à la porte au milieu d'une tempête dans un film d'horreur. Tu sursautes bien sûr et ce faisant renverse du coca sur ton jean. Heureusement ce n'est pas un pantalon blanc sinon tu aurais une tache plus que dure à faire partir. Tu pestes tout haut, maudissant celui qui vient te déranger. Si c'est le facteur tu lui feras bouffer ses lettres. On n'a pas idée de déranger les bonnes gens à des heures pareilles. Oui ce sont des heures ouvrables mais pas pour toi, pas dans cet état d'esprit. Alors tu te lèves, prends une éponge et essuies rapidement ce qui a coulé avant de te rendre à la porte d'un pas lourd. L'univers a apparemment des plans très précis pour toi qui font qu'en ouvrant... Tu te prends un poing dans la poitrine. Tu recules un instant, très surpris et le souffle un peu coupé par l'impact qui n'est pas si minime que ça. Qui veut ta mort ou celle de la porte ? Les yeux écarquillés, tu fixes le nouvel arrivant et tu comprends soudainement pourquoi cette visite est si déplaisante. Azel. Habillée de la jupe maudite qui fait trébucher tout le monde. Dans une série B, des éclairs auraient accompagné la révélation de sa présence, signalant à quelle point elle est démoniaque. Ici elle se dandine juste d'un pieds sur l'autre, les mains dans le dos comme si elle espérait te faire croire que ce n'était pas elle qui t'avait frappé. Franchement ? Tu la fixes avec ce que j'aime appeler des yeux revolver. Tu n'as jamais apprécié la copine - ex ? ce n'est pas très clair ces derniers temps, il faut que tu t'asseyes avec ton cousin et lui demandes des explications - de Lucas et elle te le rend quand même pas mal. Alors elle a intérêt à dire ce qu'elle veut vite et à débarrasser le plancher. « Euh, bonjour. Lucas est là ? » Bien sûr c'est Roméo bouclé qu'elle cherche. Tu as envie de lui dire non et de lui claquer la porte au nez. Tu lui réponds avec mauvaise humeur et mauvaise foi. « Ou tu pourrais t'excuser de m'avoir frappé. » Cela te semble être de la plus élémentaire politesse mais tu n'es pas étonné que, de sa part, il n'en vienne aucune. Accordons-lui qu'elle a eu l'air contrit après le coup et qu'elle n'avait sans doute pas fait exprès. Ca ne la dispense malgré tout pas de présenter des excuses, elle t'a quand même fait mal. Bon, pas beaucoup mais ce n'est pas la question. « Non, il est pas là, tu devras revenir à un autre moment, salut. » Sur ce tu recules et t'apprêtes à fermer la porte, congédiant sommairement la blonde. Tu es plus que désireux de te débarrasser d'elle en cet après-midi qui avait si bien commencé.

Je fixe le centre de son ventre, honteuse. Honteuse et ennuyée, terriblement pressée de terminer l'épreuve Francis. Aller, dis-moi où est Lucas que l'on n'en parle plus. Que tu me laisses tranquille et que je sorte de ton champ de vision. « Ou tu pourrais t'excuser de m'avoir frappé. » Je relève la tête et écarquille les yeux. Vraiment ? Certes, je l'ai accidentellement frappé, mais je ne suis pas certaine qu'il m'aurait pardonné de toute manière. Il m'aurait probablement lancé une autre réplique cinglante de son répertoire au visage et nous ne serions pas plus avancés. Tout ce que je cherche à faire, c'est gagner du temps. Pour lui comme pour moi ; il ne m'apprécie pas plus que je l'aime, alors je préférais simplement mettre un terme le plus rapidement possible à notre échange. « Ecoute, je suis désolée Francis » je commence, un peu agacée. J'ajoute très vite, pressée d'en finir avec lui et désireuse de retrouver celui que je suis venue voir « Maintenant, est-ce que Lucas est là ? S'il-te-plaît ? » J'articule bien distinctement les trois derniers mots, pour ne pas me faire incendier une nouvelle fois. Je le regarde, les sourcils en l'air. Je ne sais pas pourquoi il a eu le malheur de me rentrer dedans ce fameux matin, mais il n'aurait probablement pas dû le faire. J'ai rarement méprisé quelqu'un de la sorte ; mais il faut croire que le matin, c'est sacré pour moi, et que je ne suis toujours pas arrivée à digérer notre rencontre. Il faut dire aussi que les événements suivants n'ont pas vraiment aidé ; mais tout de même. Je positive toujours quand cela concerne les êtres humains. Je pars du principe que personne n'est foncièrement mauvais, que nous sommes tous bons, au fond. Qu'il n'y a pas de raison pour qu'un humain haïsse un autre humain. Alors oui, beaucoup de personnes peuvent ne pas m'apprécier, parce que je suis bizarre, loufoque, extravertie, jeune maman. Mais est-ce une raison pour que moi, je ne les aime pas ?
Bien sûr que non.

Pourtant, avec Francis, je n'arrive pas. Je ne peux pas positiver, il incarne pour moi la méchanceté et la malchance. Il y a certainement pire que lui, mais je n'y peux rien. C'est physique. Alors qu'il s'apprête à fermer la porte après m'avoir lâché que Lucas n'est pas là, je tends rapidement le bras pour la bloquer. Je ne me suis pas démenée pour trouver quelqu'un qui puisse garder Malia alors que tout le monde travaille, pour abandonner au bout de cinq minutes. Du souvenir que j'avais, la plupart des étudiants de la faculté de White Oak n'ont pas cours en fin d'après-midi. « Aussi bien tu me racontes des salades, et il est tranquillement dans sa chambre. » Ça ne m'étonnerait d'ailleurs absolument pas, même si je ne vois pas pourquoi Francis me mentirait. Je force l'ouverture complète de la porte et passe ma tête dans l'entrebâillement, Francis me barrant le passage. « Lucas ? Lucas, t'es là ? »