Il était plus de vingt-et-une heures et M'man n'était toujours pas venue lui lire la page du jour du livre des petites histoires pour toute l'année. Ezra était incapable de dormir sans l'histoire du jour du livre des petites histoires pour toute l'année et ça, M'man le savait.
« Mommy, Mommy, the story of the daaaay ! » Son cri resta sans réponse. Agacé, il attrapa son ninnin — doudou était un mot pour les bébés — et sauta au bas du lit. Il aurait son histoire du jour, coûte que coûte ; mais il était trop tard pour apprendre à lire aujourd'hui et seule M'man savait le faire correctement. A pas de loup, il gagna le salon mais devant le spectacle qui s'offrait à ses yeux innocents, Ezra préféra rester dissimulé derrière le chambranle de la porte. M'man était là, sur le canapé, le téléphone en main, et ses joues étaient tâchées de noir, comme lorsque c'était Halloween.
« Mommy ? » M'man sursauta, comme s'il lui avait fait peur. Ses yeux brillaient et le sourire qu'elle lui fit avait quelque chose de bizarre.
« You okay, Mommy ? » s'enquit-il, son petit cœur battant la chamade. La réponse à cette question était effrayante. Quelque chose était bizarre et il le sentait mais quelque part, Ezra ne voulait pas savoir. Il voulait simplement son histoire.
« Go back to bed baby » répondit M'man, la voix tremblante. Il secoua la tête.
« The story, Mommy... » Elle hocha la tête, comme pour dire oui.
« Mommy, can Daddy read it to me ? Please Mommy » demanda-t-il avec espoir. P'pa n'était jamais là pour lire l'histoire mais peut-être pourrait-il, ce soir. Il était tard et P'pa rentrait toujours tard. Tard était peut-être maintenant et si P'pa rentrait maintenant, il pourrait lire l'histoire.
« Where is Daddy, Mommy ? » Le sourire de M'man devint plus bizarre encore et un bruit étrange sortit de sa gorge. Elle tendit alors sa main.
« Come here, come here baby » l'appela-t-elle. C'est en courant qu'il la rejoignit et elle l'attrapa au vol, le serrant fort, fort contre son cœur.
« Mommy, where is Daddy ? » répéta-t-il, désireux d'obtenir une réponse. D'habitude, M'man répondait à tout. Elle savait tout sur tout et il était très content qu'elle soit sa M'man, parce qu'elle ne laissait jamais une question sans réponse.
« I love you baby, I love you so much » murmura-t-elle, mouillant son front de ses baisers et de ses larmes. Pourquoi M'man pleurait-elle ?
« Daddy... Daddy won't come home baby » Mais... pourquoi ?
◇ ◇ ◇« I said fuck off Chuck ! » Il connaissait cette voix. Sara. Dans quelle merde s'était-elle encore foutue, bordel ? Et surtout, qu'est-ce que Little Miss Perfection faisait dehors alors que les examens approchaient à vive allure à la fac ?
« Don't you dare touching me, you insufferable douchebag ! » hurla-t-elle et Ezra accéléra le pas, se détachant de son groupe. Ils étaient sensés courir durant deux heures, histoire d'entretenir leur endurance et il avait beau être l'un des meilleurs de sa promotion, il n'allait certainement pas laisser sa meilleure amie se faire agresser par n'importe qui. Toutefois, lorsqu'elle entra dans son champ de vision, il apparut évident qu'elle n'avait aucunement besoin de lui. Un type, à l'air pourtant assez costaud, était recroquevillé sur le sol, tenant tant bien que mal son entre-jambe. Ezra ne put retenir une grimace à sa vue.
« And don't ever come near me again or I'll press charge » cracha Sara, penchée sur sa victime du haut de son petit mètre soixante. Leurs regards se croisèrent lorsqu'elle releva la tête et immédiatement, un sourire moqueur éclaira son visage.
« See, the police's here » ajouta-t-elle avant de s'éloignée à grands pas, empoignant Ezra par le bras sans un mot de plus. Il avait l'habitude des sautes d'humeur et des bizarreries de Sara, aussi resta-t-il silencieux jusqu'à ce qu'ils se soient suffisamment éloigné du pauvre type toujours à terre.
« What happened ? » l'interrogea-t-il, l'arrêtant dans sa course. La petite brune leva les yeux au ciel avec un soupir. Elle n'aimait pas qu'on se mêle de ses affaires, certes, mais il était quand même en droit de se poser des questions. Merde, ils se connaissaient depuis toujours, elle était sa meilleure amie.
« He thought I would blow him off because he bought me a drink last night » fit-elle, haussant les épaules. Encore aujourd'hui, il était étonné par son vocabulaire.
« Must you be so crass ? » marmonna-t-il, prenant sa main pour reprendre leur marche. Sara éclata de rire ; il la soupçonnait d'employer ce genre de vocabulaire uniquement pour le mettre mal à l'aise. Parce que ces mots-là, c'était souvent les siens et ceux de ses potes, et elle ne les appréciait pas vraiment, ses potes justement. Alors sans doute se moquait-elle un peu de lui.
« Let's talk about something else. How's your mom ? » Sujet sensible et elle le savait parfaitement bien. Entre Ezra et sa mère, depuis qu'il lui avait annoncé commencer l'entraînement à l'école de police, plus rien n'allait. Leur relation, pourtant si fusionnelle, semblait avoir volé en éclats. Aussi préféra-t-il ne pas répondre. Sara comprit immédiatement, comme toujours.
« You have to admit it must be hard for her. Your dad was a detective and she lost him... I'm sure she's quite afraid to loose her son to the police as well » Toujours les bons mots, évidemment. Elle avait raison, il le savait et il finirait certainement par aller s'excuser auprès de sa mère mais il ne renoncerait pas. Marcher dans les traces de son père était son rêve le plus cher depuis qu'il était môme. Il n'avait plus qu'une image très flou de son paternel, certes, mais cette envie de devenir comme lui était gravé au plus profond de son cœur depuis qu'il était haut comme trois pommes.
◇ ◇ ◇Des cheveux doux au toucher, un parfum enivrant, une nuque appelant au baiser ou à la morsure. Des hanches qui se rencontrent, des mains qui s'empoignent, deux nez qui s'effleurent. Des soupirs, des jurons, une culotte qui disparaît. Des lèvres alcoolisées, une respiration heurtée, le désir qui tord les entrailles. Un chant d'anniversaire, des anneaux et Elvis. Le plaisir bref et intense, les étoiles et ses cris. C'était là tout ce dont il se souvenait à présent, assis au milieu du désastre qu'était sa chambre d'hôtel. Un cadeau qui lui avait semblé un peu idiot au départ.
« I'm so sorry » murmura Sara, recroquevillée sur le lit, à ses côtés. Elle portait l'un de ses tee-shirts et il n'était pas certain qu'elle ait quoi que ce soit d'autre en-dessous. En d'autres circonstances, il aurait pu se réjouir. Ce n'est pas comme si il ne nourrissait pas des sentiments pour elle depuis des années, hein. Mais ça... c'était le bordel.
« It's not your— » « Shut up, l'interrompit-elle brutalement,
I'm the romantic one, ok ? This fucked up idea could only be mine. It has to be mine. It would be stupid if you had been the one to wanna get married. To me, nonetheless. No, it's my fault. I'm the only one between the two of us who has always wanted to get married and needless to say, I'm the one who— it's me, ok, it has to be me » marmonna-t-elle. Aurait-il été un peu moins confus, tant par l'anneau qui brillait à son doigt que par sa gueule de bois, qu'il aurait remarqué qu'elle avait changé légèrement de sujet. Aussi se contenta-t-il de hausser les épaules.
« It's ok. You're not a total stranger so I guess I kind of like my wife » marmotta-t-il avec un sourire idiot. Ça parut la détendre mais pour la forme, elle écrasa tout de même son poing contre son épaule.
◇ ◇ ◇Un mois. Il s'était écoulé plus d'un mois depuis qu'ils étaient rentrés de Las Vegas et rien ne semblait avoir changé d'un poil. Ils vivaient toujours ensemble, en colocation, dans un petit appartement du centre de White Oak Station. Elle était toujours très prise, entre ses patients et ses heures à la caserne, et il rentrait toujours plus ou moins tard. Son arme de service reposait toujours à la cuisine, juste à côté des aromates, et ses escarpins traînaient toujours dans le train. Rien n'avait changé, en dehors du fait qu'ils étaient mariés et de cette nuit qu'ils avaient passé ensemble. Rien de grave, quand on y réfléchissait un peu, mais suffisamment grave pourtant pour altérer considérablement leur relation. Ils ne se voyaient quasiment plus, pire, ils s'évitaient et les rares fois où ils s'adressaient la parole, les choses s'échauffaient très vite. Ce n'était rien, toutefois, en comparaison de ce qui allait arriver.
« Ezra ! We need to talk ! » Il venait à peine de rentrer et la dernière chose qu'il voulait, c'était faire face à une nouvelle dispute. Soupirant, il se traîna jusqu'au séjour. Elle était installée sur le canapé, en pyjama et l'espace d'une seconde, il ne put s'empêcher de penser qu'elle était foutrement canon et qu'il—
« My eyes are here, you pervert » grogna-t-elle avec un geste pour son visage. Un sourire moqueur éclaira le visage du jeune inspecteur.
« Hey, a guy has every right to check out his wife » lança-t-il, réalisant à quel point ça semblait naturel. Ils n'avaient toujours pas rempli les papiers d'annulation et il était conscient de traîner les pieds mais elle n'avait pas l'air très pressée non plus.
« Yeah, about that... I filled in the papers today and you have to do it by the end of the week ! » annonça-t-elle, l'air de rien, avant de repartir à sa lecture. What the fuck ? Pourquoi était-il si déçu, soudain ? Pourquoi cette nouvelle lui faisait-elle l'effet d'un poing dans la gueule ?
« What if I don't want ? » C'était parti tout seul, sans qu'il y réfléchisse. Mais à bien y regarder, Ezra n'était pas certain d'avoir vraiment envie d'annuler cette idiote union à Las Vegas.
« Don't be stupid » ricana Sara sans même lever les yeux de son bouquin. Elle ne se décida à bouger qu'après une bonne minute, comprenant qu'il était sérieux.
« Do you really want to parade in town, telling to everybody that you married your best friend during a stupid trip to Las Vegas your colleagues offered you ? Don't be stupid » répéta-t-elle, levant les yeux au ciel. Bordel, était-elle aveugle à ce point ou était-il réellement si discret ?
« I don't care about what people might say, I don't want us to forget about this » déclara-t-il, d'un ton ferme. C'était, manifestement, la chose à ne pas faire.
« Friends just don't marry each other, ok ? Marriage is for people in love and we're clearly not ! » Elle avait crié, presque hurlé. Se marier en blanc, à l'église, devant sa famille et ses amis, c'était son rêve de petite fille, il en était conscient, mais l'épouser, elle, c'était son rêve de môme. Alors non, il n'avait décidément pas envie d'annuler ça.
« Oh, and you'd rather marry one of your stupid boyfriends? What about Tom, you know, that asshole who fucked your secretary ? Or Chuck "I just want to get my dick wet" Cavaletti ? Uh ? Would you have preferred him to be that guy, back in Vegas ? » A ce stade, des larmes brillaient dans ses jolis yeux chocolats mais il se sentait incapable de se taire. La frustration de devoir la voir tous les jours, sachant qu'elle était légalement sa
femme sans pouvoir en discuter directement avec elle, sans pouvoir la toucher, sans pouvoir la voir sourire comme avant, et cette colère, emmagasinée depuis des années à la voir fréquenter des abrutis, semblaient être arrivées à leur paroxysme.
« God, are you really that blind ? Who has been there all these years, comforting you every time of those dickheads hurted you ? Who has always been there to hold your hand during a movie ? Who has been there to take you out on Valentine's Day when you were single ? Who has been there, watching you giving your heart to jerks who always broke it ? » Elle pleurait, elle pleurait vraiment cette fois et il aurait voulu la consoler, lui dire que tout allait bien se passer et qu'il était désolé, qu'ils pouvaient oublier tout ça et qu'il allait remplir les papiers. Mais il en était incapable.
« Why can't I be that guy in your crazy plans of wedding and future ? » C'était la question de trop et il préféra ne pas la regarder partir. Appuyé contre le plan de travail, il serra les poings en entendant la porte de sa chambre claquer. Nice move dickhead.