~ À QUOI RESSEMBLAIT TA VIE AU LYCÉE?
Souvent, tu essayes d'oublier cette période de ta vie. Tu veux la mettre loin de toi, tu veux qu'elle disparaisse enfouit sous un tas d'autres souvenirs. Mais tu n'y arrives pas, elle te revient toujours en pleine face quoi que tu fasses. Le lycée, c'était un cauchemar pour toi. Le froid de la Russie qui envahissait ton corps chaque fois que tu mettais les pieds dehors, la neige qui rentrait dans tes chaussettes, ton nez qui coulait parce que bien évidemment, tu étais toujours malade. Tes études ? C'était du n'importe quoi, tu les foutais en l'air, tu les gâchais. Il était rare les fois où tu ramenais des bonnes notes, les fois où l'on pouvait dire être fier de toi. De toute manière, on était pas fier de toi. Le lycée, ce doit bien être la pire période de ta vie, mais c'est aussi la pire période de la vie de tes parents. En tout cas, c'est ce qu'ils te répétaient sans cesses. « Genya ! Qu'est-ce que j'ai fait un Bon Dieu pour t'avoir.. ? » Pleurait ta mère sur l'épaule de ton père. Aussi faut-il dire qu'ils ont eu un fils gay. C'est à cette période lycéenne que tu leur as dit. Tu t'étais rassuré, comme quoi ils t'accepteront comme tu es... Parce que ce sont tes parents, parce qu'ils sont censés t'aimer quoi qu'il arrive. Mais tu rigoles maintenant quand tu repenses à ta naïveté. Pour le coup, le lycée ce n'est vraiment pas ce que tu préfères. Puis vous savez, qu'une nouvelle ça peut aller très vite ? Ta mère, qui en connait une autre, qui lui raconte le plus grand malheur de sa vie. Comme par hasard, cette autre femme a un fils dans ton école, elle lui raconte bien gentiment et fait promettre qu'il ne dira rien. Bien sûr. Il ne faut jamais croire un adolescent. Alors voilà, tout le monde le savait, presque tout le monde. Et tu sentais les yeux sur toi dans les couloirs du lycée, tu sentais que l'on murmurait sur ton passage, que l'on ricanait. Tu t'en foutais pas mal, au début, c'est vrai. Tu faisais celui que ça n'atteint pas. Mais il y a toujours un moment où l'on en a marre, où l'on ne supporte plus ça. Après, on se demande pourquoi la plupart des suicides sont fait par des adolescents homosexuels. Du coup, dès que tu as pu, tu as arrêté le lycée. A quoi bon continuer de vivre dans une population qui ne voulait pas de toi ? A quoi bon continuer d'essayer d'être comme les autres alors que définitivement, on te faisait plutôt comprendre que ce n'est pas le cas ? Il t'en a fallu du temps pour te faire une raison et pour dire que ces adolescents, tu les emmerdes tous. Autant qu'ils sont.

   ~ ES-TU HEUREUX PRÉSENTEMENT?
C'est une question que tu ne te poses pas. Tu ne prends pas le temps d'y réfléchir, au bonheur. Tu ne veux pas y penser en fait. Tu n'es pas heureux non, qu'on te laisse tranquille avec ça. Qu'on ne t'embête plus avec les idées d'un bonheur factice. Tu es persuadé que ce ne sera jamais vrai, qu'il n'est pas possible d'être heureux. Puis qu'est-ce que le bonheur en vérité ? Qu'est-ce qui fait le bonheur d'une personne, qu'est-ce qui le rend réellement heureux ? Ca change tellement en fonction des personnes, de ce que l'on est. Toi, tu ne cherches pas le bonheur. Tu ne le fuis pas non plus à vrai dire mais tu as comme l'impression qu'il t'évite. Chaque fois qu'il est susceptible de croiser ton chemin, il s'écarte tout bonnement pour aller voir quelqu'un d'autre. Tu n'es pas vraiment triste non plus. Tu n'es pas suicidaire, au bord des larmes. A vrai dire ? Tu t'en fous. C'est ça, c'est comme si ton esprit était neutre. Il peut t'arriver d'être content, d'être de bonne humeur. Mais pas heureux. Non, le bonheur pour toi a une valeur bien trop forte, une conception trop bizarre pour exister. C'est peut-être parce que tu n'arrives pas y croire... C'est peut-être parce que tu ne veux pas y croire. C'est ça hein ? au fond de toi, tu as juste peur de croire au bonheur, tu as juste peur de croire que tu puisses être heureux. Pourquoi ? Vous ne comprendrez pas. Mais être heureux, ça veut dire qu'on peut être malheureux, que l'on peut tomber de haut, que l'on peut se faire mal. Être heureux, ça signifie désillusions, fin de bonheur, fin de tout. Et toi, tu voudrais qu'il n'y ait jamais de fin, que rien ne se termine. Jamais. Alors non, présentement, tu n'es pas heureux. Tu fais avec ce que tu as et tu donnes l'impression d'un bonheur que tu ne connais pas.

   ~ OÙ TE VOIS-TU DANS DIX ANS?
C'est long dix ans. Tu n'aimes pas prévoir, faire des plans. Tu n'aimes pas te donner de dates limites, faire les choses bien comme il faut. Il faut que les jours te surprennent, que les nuits t'amusent. Il faut que tu trouves de la distraction dans chacune de tes journées pour pouvoir passer des nuits à les écrire. Il faut que tu puisses être surpris par la moindre petite chose que la vie te donne. Alors dans dix ans, tu ne sais pas où tu seras. Ici ? là-bas ? Vivant, mort ? Papa ? Marié ? Non, tu n'en sais vraiment rien. Des frissons parcourent même ton corps  à l'idée de réfléchir si loin... Mais peut-être que si tu devais répondre sincèrement, tu dirais que dans dix ans, tu serais mort. Mort et enterré. Dans dix-ans, tu auras sûrement tout vu, tout vécu. Tu auras fini de grandir et ton cocon se brisera. Alors tu ne seras plus cet enfant qui vit au jour le jour, qui ne prend pas soin de lui, qui fuit ses responsabilité. Tu seras un beau papillon à la durée de vie limité. La beauté est éphémère. Tout comme la vie. La tienne, tu la veux courte. Pour ne pas espérer qu'elle réalise ses promesses... Tu es peut-être trop contradictoire dans ta façon de penser, tu dois faire mal à la tête. Mais tu t'en fous. Tu te dis que les plus belles années que tu as à vivre, c'est maintenant. Le reste ? Ce sera sans cesse un nouveau cycle, quelque chose que tu recommenceras inlassablement, que tu feras et referas. Et tu ne veux pas tomber dans ce train-train quotidien... En vérité, tu ne veux pas avoir à imaginer ta vie dans dix ans parce que ça t'effraie. Tirer des plans sur la comète, ce n'est vraiment pas ton truc. Toi, t'es un artiste, tu te laisses aller. Ta vie serait presque que débauche s'il le fallait. Elle n'est qu'une vie comme une autre à laquelle tu mettras un terme avant que quelqu'un ne le fasse.

Elle est morte. Elle est partie. Ses yeux se sont fermés pour toujours. Elle ne les ouvrira jamais. Plus jamais. Et toi, tu la regardes, tu l'observes et tu ne sais pas pleurer. Tu n'y arrives pas ça ne veut pas sortir. Tu te dis que c'est tant mieux, qu'elle ne mérite que ça. Tu te sens ignobles, tu aimerais te mettre des baffes mais en même temps, tu ne pouvais pas espérer mieux. Qu'elle meurt. Qu'elle te laisse enfin seul, qu'elle t'abandonne. Elle était ta femme, maintenant elle n'est plus qu'un cadavre comme un autre. Quiconque t'entendrait, te bafferait. alors tu ne dis rien, tu fais comme si tu étais tristes. Tu serres les mains, tu prends dans tes bras les personnes qui veulent te réconforter. Mais toi, tu aimerais leur dire que tu es heureux. Que de toute manière, elle ne pouvait s'en sortir que comme ça. Mais comment leur faire comprendre que votre mariage était voué à l'échec ? Que jamais vous n'avez pu vous aimer. Tu ne saurais comment leur expliquer, que si vous avez fait ça, c'est simplement pour le sourire d'une famille, simplement pour rassurer quelques personnes. Mais ça ne pouvait pas finir bien, ça ne pouvait tout simplement pas être heureux. Votre union ? Ce n'était qu'une histoire comme ça, juste pour dire... Juste pour faire croire. Un tissu de mensonge, du début à la fin.
Tu te souviens de ce moment où toute fière d'elle, elle est venue te dire qu'elle voulait se marier avec toi. Des rires avaient traversé tes lèvres, tu ne la croyais pas. Au fond, tu pensais qu'elle en avait encore trop pris. Que ça lui tapait sur le système. Puis sans raison, elle s'est mise à pleurer. Dans tes bras, elle s'est effondrée, et tu ne savais comment réagir. Elle était ta meilleure amie, comme une soeur pour toi. Elle était une jeune russe, comme toi. Et tout les deux, vous vous êtes un peu perdus dans un monde de rêveries lorsque vous étiez adolescents. Depuis, vous ne vous êtes plus jamais quittés. Elle était la seule à savoir que tu étais homosexuel, elle était la seule à savoir que tu ne voulais pas finir ta vie dans une entreprise, avec un travail chiant. Elle était la seule à lire tes écris, à pouvoir passer la porte de ton appartement. Elle était la seule qui pouvait s'allonger sur ton parquet avec une cigarette entre les lèvres en écoutant tes vieux vinyles. Elle était la seule à savoir que tu n'aimes pas les cornichons, que tu détestes les sandwichs au jambon. Ces petits détails là faisait qu'elle était la seule, dans ton coeur. Réellement. Mais de là à l'aimer, de là à te marier avec... Tu ne pouvais pas. Et pourtant. Tu as accepté, tu as dit oui. Tu ne supportais pas de la voir pleurer. « Genya, je vais mourir. j'veux pas qu'ils soient triste, j'veux pas qu'ils vivent avec la honte de m'avoir eu. Tu comprends ? S'il te plaît Genya... » Et tu ne pouvais pas lui dire non. Tu ne pouvais pas la laisser pleurer comme ça. Puis elle allait mourir.
Elle ne te l'avait pas dit, c'est la seule chose qu'elle t'avait caché ; le SIDA. Elle t'avait dit qu'elle se piquait, qu'elle prenait des choses qu'elle n'aurait jamais dû prendre. Mais elle ne t'a jamais dit qu'elle était séropo', qu'elle avait choppé ce putain de virus. Elle avait honte, tellement honte et tu la comprenais. Tu lui en as fait des reproches des tas. Tout le temps, tu lui as dit que tu la détestais, que tu lui en voulais et pourtant tu ne pouvais pas cesser de l'aimer, de la protéger. Tu la prenais contre toi lorsqu'elle se disait fatiguée, tu la laissais s'endormir, pleurer, s'énerver contre ton torse. Et peu à peu, tu la voyais se dégrader. Tu voyais son état empirer. Elle ne faisait rien pour l'arranger ; au contraire. Elle continuait de se détruire sans cesse. Alors vous vous êtes mariés, rapidement. Pour sa famille à elle, pour qu'ils puissent dire et penser qu'elle commençait à s'épanouir, qu'elle ne se laissait pas abattre. Toi, tu ne voyais que le mensonge. Tu te sentais mal. C'était trop gros, tu pensais pouvoir le supporter mais non. Tu n'y arrivais pas. Tu craquais par moment, tu avais des crises ou la colère l'emportait sur la raison. Tes mains s'échouaient souvent sur son visage pâle, sur son corps fragile. Ce n'est pas ce que tu voulais, ça partait tout seul. Et tu ne savais pas te retenir. ouais, au fur et à mesure, votre relation se dégradait. elle partait en miette. Comme quoi, le mariage tue vraiment tout ce qui peut être bien dans une relation. Quelque part, c'était marrant. Parce qu'elle te menaçait de demander le divorce, comme si vous étiez un vrai couple. Elle te hurlait de te laisser seule, de claquer la porte de la maison. Mais toi, qu'est-ce que ça pouvait te faire ? Tu avais juste peur qu'elle crève, qu'elle se laisse aller à trop de consommation. Tu avais juste peur que ses travers aillent trop loin. Alors tu la retenais. Mais tu ne savais plus vraiment comment définir votre relation. Tu ne savais plus très bien où tu vivais.
Quand vous étiez jeune, elle avait pour habitude de te surnommer l'artiste incompris. Ça te faisait rire parce que tu ne te sentais pas si incompris que ça. Non... Mais en même temps. Personne ne pouvait chercher à te comprends, tu n'adressais la parole qu'à très peu de monde. C'est peut-être pour ça en fait. Tu ne sais pas. Puis un jour. Il y a eu cet homme. Vous étiez marié depuis une année déjà. Et il fallait que ça arrive maintenant. Tu pensais avoir rencontré l'amour. Le connaître enfin. Le vrai. Vous partagiez des moments tendres, doux, sauvages. Vous partagiez un amour qui était sans borne. Vous faisiez ensemble de votre vie tout un poème. Mais toutes les bonnes choses ont une fin -à cet instant précis tu veux arrêter de penser. De te souvenir de ces moments passés. Tu les as cachés. Enfouis. Effacés. Mais par moment ils ressortent. Ils essayent de se frayer un chemin. Et sa mort n'arrange rien.-, votre relation s'est terminée brutalement. Durement. Il a mis fin à tout. Comme ça. Il a dit stop. Qu'il ne voulait plus être un amant. Un simplement objet de remplacement. Tu ne lui avais pas expliqué toute l'histoire. Tu ne lui avais pas dit que si tu étais marié, c'était pour la bonne cause. En fait. Tu ne l'as jamais dit à personne. Tu ne le diras certainement jamais... Jamais. Jusqu'à ce que tu quittes la Russie. Que tu ailles habiter ailleurs. Tu garderas ce secret enfouit au fond de toi. Bien caché. Et l'alcool te fera parler.
D'ailleurs. C'est ce que tu as fait. Partir. Juste après sa mort. Tu as dit que tu devais te changer les esprits. Quitter tout lien avec elle. Parce qu'elle était omniprésente. Parce qu'elle vivait partout avec toi dans cet endroit. Tu voyais son fantôme partout. Tu as sorti des excuses comme ça. D'un mari peiné. Mais ce n'était pas si faux. Tu sentais encore l'odeur de ses cigarettes. Tu entendais encore son rire, ses bêtises. Ça te fait rire. Tu te fais de la peine en y repensant. Pitié. Toi qui disait ne pas l'aimer. Elle était devenue malgré tout une partie importante de ta vie. Alors elle allait te manquait. Bien sur. Il fallait réellement que tu changes d'endroit. Que tu quittes tout. Pour oublier ? Essayer en tout cas. Alors du haut de tes vingt-deux années. Tu as quitté la Russie pour débarquer ici. Pour y perdre ton temps. Pour essayer d'y faire ta vie. Essayer de changer ? De redevenir quelqu'un de normal... Si c'est possible.
En deux ans. On peut faire des choses. Beaucoup. Mais tu as l'impression que ta vie n'a pas autant changé finalement... Tu portes toujours cet anneau autour de ton cou, tu écoutes toujours les mêmes disques, tu fumes toujours les mêmes cigarettes, tu te tapes toujours les mêmes nuits solitaires, tu attends toujours le succès, tu vos toujours dans la misère, tu es toujours seul. Horriblement seul. Parce qu'elle n'est plus là. Il manque simplement sa présence près de toi. Oui. Elle te manque.
Tu es, finalement, cet artiste incompris.