misses

Vingt-six janvier.
Wallis.
Boum.
James.
Boum.
Bleuenn, James.
Badaboum.
Je me relève de ma chute métaphorique et me calme d'un regard vers la droite, vers le lit, vers l'ange qui y dort, cheveux étalés sur l'oreiller comme une couronne. Quand ce soir je dormirai seul, c'est cet oreiller que je prendrai, celui qui est le sien quand elle vient rêver à mes côtés, et alors ça me rappellera elle, son air actuel de belle au bois dormant, des songes voletant autour de sa tête, ses yeux fermés sur les secrets de son inconscient.
Wallis, James, Bleuenn.
Cette fois, je ne tombe pas, je m'accroche à la poignée de la porte pour résister à l'appel du sol.
Coup de regard vers la Bleuenn, aussi.
Ça fait drôle de se réveiller un matin par semaine avec un ange à ses côtés. Qu'est-ce que ce sera quand ce sera pour toute la vie ... Ça sera une habitude.
- Bleuenn ...
D'ordinaire je la laisse se sortir des bras de Morphée toute seule, parce que c'est le plus magnifique spectacle auquel on puisse assister. Ses paupières qui s'ouvrent sur l'océan mer de ses yeux, comme des volets. Sa bouche qui s'étire automatiquement en un sourire. Ses bras qui la cachent, d'abord, et ses murmures de protestation, elle n'aime pas que je la voie au réveil. Puis ses bras qui se tendent vers moi, me réclament.
D'ordinaire.
Aujourd'hui l'ordinaire est chassé.
Aujourd'hui, c'est l'anniversaire de la non-vie de Wallis, ce sont les neuf ans de sa mort qu'on fête. Mais on oublie les gâteaux d'anniversaire, les chapeaux en carton.
Dans une heure, nous serons devant les portes de la prison qui sert de maison à James. Frère de Bleuenn. Tueur de Wallis.
- Bleuenn, il faut se lever, on va partir bientôt ...

Étrangement, tu es libre de tout tracas alors que t’endormir fut plus compliqué que prévu.
- Bleuenn …
Tu réagis lentement au son de sa voix, sans t’inquiéter. Tu as perdu l’habitude de te faire réveiller de la sorte.
- Bleuenn, il faut se lever, on va partir bientôt …
Ce n’est pas pour autant que tu bouges. Même à peine éveillée, tu n’as pas oublié l’endroit où vous devez vous rendre aujourd’hui. Ni la date. Rien du tout, en réalité. Toi aussi tu te souviendras de ce jour, il y a neuf ans de ça.
Wallis, James, Basile. Longue histoire, du genre inoubliable et dont la fin est peu agréable. Tu déglutis à l’idée que Basile t’accompagne jusqu’à cette prison aujourd’hui. Tu paniques un peu aussi.
Cœur qui bat un peu vite.
Et tu ouvres enfin les yeux sur… son plafond de sa chambre. Et tu rougis comme une gamine. « Allez ma grande, il va falloir t’y faire hein. »
Regard qui tombe sur Basile, un cœur qui finit par se calmer et un sourire qui se dessine sur tes lèvres.
- Bonjour.
Tu te glisses hors du lit et files jusqu’à lui. Un baiser, juste un, doux et passionné, mais nécessaire pour lui annoncer qu’il n’est pas obligé. Tu ne veux pas lui faire subir cette visite, la prison, ses souvenirs. Tu ne tiens pas à ce qu’il souffre davantage.
Tu serres les dents, soupires et te lances dans un murmure contre lui, incapable d’affronter son regard.
- Tu n’as pas à m’accompagner Basile, tu sais… C’est pas une de tes obligations.
Contrairement à toi et bien qu’il soit, à tes yeux, le petit ami le plus parfait qui puisse exister.
Tu dois voir James, prendre de ses nouvelles, lui rapporter des pâtisseries… Espérer qu’il ait les idées claires aussi.
Il a certainement connu mieux comme réveil de ce triste anniversaire.

Citation :

close your eyes
and rise

Accablé.
L'ange est vif, aveuglant de rapidité par rapport à moi, se glisse trop vite à moi, m'offre un baiser que je ne suis pas sûr de désirer, mais tant pis, pris dans le voyage, je prolonge même pas la chose. Je la regarde, Bleuenn, mi-Paris mi-Washington et je ne sais pas quoi penser d'elle ce matin.
Pourtant j'ai insisté. C'est moi.
- Tu n’as pas à m’accompagner Basile, tu sais… C’est pas une de tes obligations.
J'ai insisté.
- C'est bon. Pas de problème.
J'insiste.
Je la laisse, son brave petit cœur emmêlé dans les draps ensommeillés. Le mien aussi est plein de nœuds, dans la salle de bain je me débats avec le peigne pour mettre de l'ordre dans tout ça mais y a rien à y faire, c'est foutu pour aujourd'hui je crois. C'est comme mes cheveux, pas moyen d'y mettre de l'ordre.
Je laisse tomber la maniaquerie pour ce jour. J'abandonne mon espoir de me coiffer, d'égayer un petit mon vieux cœur et je monte dans la voiture, j'y attends Bleuenn.
C'est Daft Punk dans le mange-cd, mauvais signe, je cherche Simon & Garfunkel, introuvable, mauvais signe encore. C'est une mauvaise journée de toute façon. Et James, une mauvaise personne.
Hum.
Bleuenn monte dans la voiture, ça ne fait pas un bruit, pas un poids, pas un choc, pas un changement, rien. L'air est un peu plus respirable, c'est vrai, un peu plus léger, mais lourd quand même. Ça elle n'y peut rien, c'est le jour qui veut ça.
Anniversaire de mort, tu m'étonnes.
Je soupire quelques trente-six, quarante-douze fois pendant le trajet, ne décroche pas un mot, pas une étoile pour ma passagère toute pleine de silence(s).
Je m'en veux.
J'ai insisté.
Je n'aurais pas dû, j'aurais mieux fait de ravaler les mots, refouler les idées, proposer autre chose pour cette journée, cinéma, café, bibliothèque, mathématiques, fête foraine, que sais-je, tout sauf ça.
P r i s o n.
Six lettres, la mort, rien que la porte fait peur.
Bleuenn vient en habitué. Peureux, me raccrochant à elle, chérissant son contact pour la première fois de la journée, je dis :
- Guide-moi.

Une fois dans la voiture, tu continues d’étouffer. L’air ambiant est le même que chez lui. Lourd, pesant et froid à la fois.
Aucun de vous deux n’ouvre la bouche pendant le trajet. C’est de pire en pire.
Ton sang bat contre tes tempes, ton cœur dans ta cage thoracique. Ce sont les seuls détails que tu entends. Pas même le bruit du moteur de la voiture, pas même les roues qui passent dans les flaques d’eau. Ton corps entier ne va pas tarder à exploser à ce rythme.
- Guide moi.
T’as les yeux perdus dans le vague. Ce n’est pas dit que tu comprennes que vous êtes arrivés à destination.
Ton esprit a même dû s’égarer sur le chemin, si bien que tu mets quelques minutes pour lui répondre ou que tu ne bronches pas à ce premier contact physique de la journée.
- Tout de suite, je peux pas.
Et encore, ce n’est surement pas la réponse la plus satisfaisante que Basile puisse attendre.
Tu ne peux pas soutenir son regard. Tu fixes toujours dehors.
Tu ne peux pas sortir de la voiture, même pour t’y rendre seule comme d’habitude.
Tu ne peux absolument rien faire dans l’immédiat.
Tu ne peux même plus respirer.
Tu finis par cligner des yeux. Ah vous êtes donc ici, tous les deux. Maintenant.

Tu revois les jours qui ont suivi « l’accident ». La police. Les lumières bleues et rouges, telles des flashes. James tout aussi perdu que toi aujourd’hui. Ta mère en larmes. Ton père impuissant.
Beaucoup d’eau, surtout iodée.
Et puis, tu revois votre « rencontre » il y a six mois de ça : disputes et douloureux souvenirs ressassés, sur un fond de jolie musique.
Quelque part, tu te sens toujours responsable de ce qui s’est passé, bien que tu n’aie pas appuyé sur la détente. Tu t’en veux aussi d’être celle qui ait croisée sa route, d’être celle dans ses bras, contre ses lèvres.

Soupir.

Et puis qu’est-ce que Basile veut à James ? Mettre un visage sur le meurtrier de sa petite amie de l’époque ? Tu déglutis.
Alors pourquoi en ce jour aussi douloureux ? Mauvaise idée tout ça.
Tu finis alors par lui attraper son avant bras, laissant enfin aller les larmes que tu retiens depuis votre départ.
Ou comment cette relation peut te rendre on ne peut plus joyeuse et triste, par période.

Ses deux yeux divaguent dans le vague, ça me rappelle quand je les regarderais se perdre dans les vagues, cet été, à la mer. Cet été, elle était déjà morte, James déjà meurtrier, alors qu'est-ce qui change aujourd'hui après tout ?
Anniversaire.
Anniversaire de mort.
- Tout de suite, je peux pas.
Pour voir je la touche. L'effleure du bouts des doigts. C'est une statue, raide, c'est comme un ange pleureur, de ceux qui ne font de mal qu'à eux-même. Comme elle, en tombant amoureuse de toi, ou plus récemment, en disant « oui » à ma requête. « Voir, James, nous deux ». Et elle, « oui ». Alors c'est peut-être ça.
Au dessus de nous, le ciel pleut, le ciel pleure, tu m'étonnes. Il s'adapte, il s'accorde. J'observe sur le pare brise deux gouttes qui font la course et finissent par se mêler l'une à l'autre, se manger. J'aimerais me fondre en Bleuenn, moi aussi, façon goutte de pluie, mais aujourd'hui, c'est plus difficile faut croire.
Entre nous il y a son frère.
Il y a Wallis.
Il y a la mort.
(Et des restes d'amour évidemment.)
Maintenant, sa main sur mon bras. Mais surtout, les larmes galopant sur ses joues à la manière de celles du ciel, sur nos vitres de voiture. Là je suffoque à la vue de toutes cette eau. Je cherche ma respiration, attrape difficilement de l'air, perd de ma capacité à inspirer tranquillement à partir du moment où j'arrête de la faire sourire.
Puis je m'éveille, je me réveille. Qu'est-ce qui me prend de laisser le malheur s'installer dans ses yeux ?
Avec mes mains en forme de mouchoirs, adaptables à toute situation, j'efface toutes les larmes, une à une, cueille le sel dans mes paumes.
Et ma voix rauque :
- Excuse-moi pardon. Je nous en croyais capable. Tu veux qu'on rentre ? ... Tu veux que je rentre ?
Parce que le problème c'est moi.
Et Wallis, mais là où elle est, elle dérange moins le monde que moi.