i will move on
and you should know it

Elle se rongeait les ongles, Biddy. Pas compulsivement, à longueur de journée, mais dès qu’elle était stressée. Et elle était relativement souvent stressée. Elle ne se rongeait pas les ongles jusqu’au sang, parce que ça faisait mal, mais elle se fichait bien de l’aspect esthétique de ses doigts. De toute façon, elle avait horreur des ongles longs, c’était bien simple. Elle était pourtant distinguée,  comme fille. Elle s’habillait toujours très bien, avec des habits choisis avec soin. Elle prenait toujours une pose droite, elle était gracieuse, Biddy. Mais ses ongles, elle s’en fichait comme de sa première culotte. Elle était angoissée, elle les rongeait – discrètement. Ça la soulageait. Et présentement, Biddy était sacrément stressée. Elle était assise sur sa chaise de bureau à roulettes, derrière son grand bureau de bois aggloméré probablement acheté chez Ikea il y a une dizaine d’années, et elle attendait. Elle fixait son écran sans trop le voir, essayait de se concentrer sur les chiffres qui dansaient devant elle sans jamais y arriver. Il est passé où, bon sang ? C’était la question qu’elle se posait encore et encore depuis le matin-même, huit heures trente. D’ordinaire, il était toujours là quand elle arrivait au travail. Ils commençaient à sept heures eux, au moins. Ce n’était pas comme s’il faisait des chaleurs torrides à White Oak, même en Été, mais apparemment ils préféraient travailler à la fraîche, de bon matin, et finir leur journée en début d’après-midi. Deux semaines qu’ils venaient tous les jours, lui, Hugo, et son collègue. Ils étaient tous les deux ouvriers, et ils s’occupaient de travaux de rénovation dans le bâtiment où Biddy travaillait. Deux semaines qu’ils parlaient tous les jours, Hugo et elle. Deux semaines qu’elles avaient des papillons dans le ventre à chaque fois qu’elle posait son regard sur lui. Deux semaines qu’il ne lui avait pas demandé son numéro, et voilà qu’il n’était plus là. Parti. Évaporé. Elle avait jeté un œil plusieurs fois à l’endroit où ils avaient fait des travaux et, en effet, tout était terminé. Obnubilé par les beaux yeux verts d’Hugo, elle ne s’était même pas rendu compte de la vitesse à laquelle ils avaient avancé. Les travaux étaient finis, Hugo était parti, et elle, Biddy, elle pleurait à l’intérieur. Elle en avait eu, des potentiels débuts d’histoire amoureuse, mais ça n’avait jamais abouti. C’est qu’elle était compliquée, Biddy ; et puis elle attendait le vrai. Le bon. Pas forcément celui pour toute la vie, mais au moins un bon bout de temps. Elle ne voulait pas n’importe qui, pas prendre le premier venu. Et jusque-là, quand elle était intéressée, c’était eux qui ne l’étaient pas. Quand ils l’étaient, c’était elle qui ne voulait pas. Avec Hugo, elle avait l’impression que c’était différent, pourtant. Qu’il y avait cette réciprocité. Mais il ne lui avait pas demandé son numéro, et elle se mordait les doigts de ne pas l’avoir fait elle-même. Foutue peur du rejet.

Elle était allée manger son sandwich sur le banc, à l’extérieur, en bas du bâtiment où elle travaillait. La vue était pas franchement belle, l’air un peu pollué par le passage des voitures juste devant, mais elle s’en fichait. Elle espérait le voir passer, par hasard. Ou le voir qui l’attendait, parce qu’il se serait dit qu’elle serait sûrement dehors, à l’heure du repas ; c’était surtout ça, en fait, qu’elle espérait. Mais, il n’y avait pas d’Hugo en vue, même après que Biddy eut terminé son panini tomate pesto, même après qu’elle eut fini sa pomme. Elle se mordit la lèvre, réprima un sanglot, et rentra de nouveau dans l’immeuble. Ses collègues et son patron, en général, ne parlaient pas beaucoup à Biddy. Elle n’était pas très avenante comme fille, elle avait souvent l’air renfrogné, semblait la moitié du temps embêtée ou énervée, alors ils n’osaient pas dire quoique ce soit qui pourrait la vexer davantage. C’était qu’une apparence, pourtant, parce que même si elle n’était pas la plus souriante des nanas, elle était loin d’être énervée – ce n’était vraiment pas son genre. Et ça, au bout d’un mois et demi à bosser avec elle, ils venaient de le comprendre. Là, au moment où elle avait passé les portes du bureau, les yeux tout embués. Enfin, ils trouvaient toujours qu’elle avait l’air de celle qu’il ne faut pas déranger, mais à partir de ce moment-là, au moins, ils avaient commencé à avoir de l’affection pour elle. Sa collègue en tout cas, qui travaillait dans le bureau à côté du sien, allait justement sortir prendre l’air quand Biddy avait passé la porte pour rentrer. Ça lui avait serré le cœur, de la voir comme ça. Parce que clairement, Biddy était triste. Sans trop réfléchir, elle lui avait passé une main sur le bras, pour la réconforter. Elle avait pensé très fort Ça ira, alors qu’elle ne savait même pas ce qui n’allait pas. Biddy, elle, n’avait même pas eu la force d’esquisser un sourire en retour. Ça ne l’empêchait pas d’apprécier le geste. Elle était allée se rassoir à son bureau, penaude, et l’après-midi avait défilé sans qu’elle ne s’en rende trop compte. À la fin de la journée, sur les coups de dix-sept heures trente, elle avait éteint son ordinateur, remisé dans son sac à main les quelques affaires personnelles qui traînaient, et elle était sortie du bâtiment en fixant le sol, ne pensant qu’au petit shot de tequila qu’elle se prendrait en rentrant. Elle appellerait peut-être même une amie pour boire, parce que s’alcooliser seule n’était jamais bon signe. « Biddy ?! Biddy ! » Elle s’arrêta net, la Biddy. Elle entendit ses pas, ses pas, avant même de se retourner et de les voir. Enfin, de le voir, lui, Hugo, courir vers elle. Elle se mordit la lèvre, comme à midi, et ses yeux s’embuèrent à nouveau. Elle se trouvait ridicule. Elle pria Dieu pour que ça ne se voie pas parce que, vraiment, c’était pathétique. « J’avais trop peur que tu sois parti plus tôt, bordel je m’en serais voulu. J’ai déjà été bien assez con de pas te demander ton numéro… tu m’le donnerais, dit ? » Elle avait souri, Biddy. Oh oui, qu’elle avait souri. Ce n’était pas si grave finalement, ses yeux embués. Il était là ! Il était revenu ! Il l’était toujours, là, un an et quatre mois plus tard. Avec elle. Ensemble, quoi. Mais plus pour bien longtemps.

Hugo et Biddy avaient fini par se séparer. Plus sur la même longueur d’onde, qu’ils étaient. Ils n’attendaient pas les mêmes choses de la vie, avaient fini par être en désaccord sur tout. L’amour dure trois ans, disait-on ? Pour eux, il n’avait duré que la moitié. Biddy s’en était remise, bien sûr, même si Hugo aurait peut-être préféré la voir ramper à ses pieds. Elle s’en était remise et plutôt bien, sachant qu’il était son premier tout. Son premier copain, sa première fois. Son premier amour. Mais après ça, elle était repartie à l’étranger, en Afrique du Sud. Elle avait décidé de mettre de côté les relations sérieuses pour un petit bout de temps. Elle voulait profiter, tout bêtement. Alors elle profitait, s’amourachait de trois garçons en même temps, faisait l’amour avec qui elle souhaitait, et ne les revoyait pas forcément après. Elle avait attendu jusqu’à ses vingt-deux ans pour rentrer dans l’ambiance, alors elle rattrapait un peu le temps perdu – mais sans être vulgaire. Sans être désespérée ; elle passait parfois des mois vides, sans un baiser, sans une nuit passée avec un autre. Elle s’était donné la liberté de vivre comme ça lui chantait. « Tu veux un café, Biddy ? » Dernièrement, ça lui chantait de coucher avec son professeur d’économie, une matière optionnelle qu’elle n’avait qu’une heure par semaine, et elle ne se privait pas pour le faire. Parce que, oui ; à vingt-six ans et demi, Biddy avait décidé de reprendre les études. Elle en avait assez de récurer les toilettes des gens ou de servir des cafés à longueur de journée, alors elle avait pris son courage à deux mains et avait remis les pieds à l’université. Cela faisait à présent presqu’une année qu’elle y était, et elle ne s’en sortait pas si mal que ça, tout compte fait. « Oui, merci. » Le professeur, Elias, s’était allongé dans le lit à côté d’elle, après être allé lancer la machine à café. Il glissa sa main sur le bas du ventre de Biddy, qui ne put s’empêcher d’étirer ses lèvres en un sourire. Elle soupira, les yeux pétillants de malice. « Je commence les cours dans quarante minutes, je ne crois pas que ça soit une bonne idée. » Il glissa sa main un peu plus bas, la passa sous la culotte fleurie de Biddy. Elle tressailli de plaisir, estima que c’était finalement une très bonne idée. Elle arriva même à l’heure en cours.

Biddy était rentré dans la maison familiale sans frapper, refermant la porte derrière elle en prenant bien soin de ne pas la laisser claquer. Tout le monde s’obstinait toujours à faire du bruit en refermant les portes, et ça l’agaçait ; surtout quand il était si simple de le faire en silence. Biddy aimait la quiétude, le brouhaha au contraire avait tendance à l’insupporter. Le silence était difficile à trouver lorsqu’on était six enfants et qu’on n’avait pas une chambre uniquement pour soi, ce pourquoi Biddy avait eu tôt fait de voler de ses propres ailes. Ça ne l’empêchait pas pour autant de rendre régulièrement visite à sa mère et ses frères et sœurs, si tant est qu’elle n’était pas dans un autre pays – mais, depuis son retour d’Amérique du Sud quatre ans auparavant, Biddy ne voyageait plus que pendant de courtes durées, pas plus de quelques semaines. Maintenant qu’elle avait repris les études, elle ne pouvait de toute façon plus partir que pendant les vacances scolaires ; et encore, si elle pouvait prendre congé du travail qu’elle occupait en parallèle. Mais ce soir, il n’y avait pas de cours, pas de vacances à l’étranger, et pas de maison à nettoyer. Il y avait, par contre, toute une famille à aider. Les Blum se trouvaient actuellement dans une belle galère, avec presque tous les membres de la famille qui déraillaient. Son frère Magnus venait d’être diagnostiqué bipolaire, et chacun hésitait entre le soulagement de mettre des mots sur son comportement incompréhensible des derniers mois voire années, et la peur de ce que cette maladie impliquait ; on venait de se rendre compte que sa sœur Adele n’avait toujours pas fait le deuil de leur père, neuf ans après son décès, ce qui expliquait probablement ses crises de pleurs apparemment sans raison à répétition ; son deuxième frère, Caleb, qui finissait tout juste sa première année de faculté, venait de mettre enceinte sa petite amie ; et comme si ce n’était pas assez, Therese, la petite dernière, s’était faite une fracture ouverte en tombant du mur d’escalade durant son cours de sport au lycée. Et tout ça, tout ça arrivait précisément en même temps. Dieu soit loué, tout allait bien du côté de Damaris et de sa mère ; mais elles avaient une pâtisserie à faire tourner, et cela demandait du temps. Beaucoup de temps. Biddy, en tant qu’aîné du troupeau, se voyait donc dans l’obligation de jouer à la maman, de veiller à ce que tout le monde aille bien. Que Magnus ait bien pris ses médicaments, qu’Adele ait bien écrit sa page quotidienne de « mise à plat des pensées », que Caleb soit bien conscient des conséquences qu’auraient dans sa vie un bébé, et que Therese ne souffre pas trop le martyr. Elle aimait sa famille de tout son cœur, Biddy, sauf qu’elle avait d’autres choses à faire. Monter un dossier sur la grenouille Goliath ou faire un essai sur la flore subsaharienne, par exemple. Jouer à la maman, ça n’était pas vraiment son truc. Elle n’en avait pas l’habitude, et surtout pas envie ; pas maintenant. Ça ne faisait pas partie de ses plans. Et puis, après une journée de sept heures de cours entièrement consacrée à la biologie sous-marine, elle avait bien besoin de se détendre dans les bras du bel Elias. Et, accessoirement, dans son jacuzzi. « C’est moi ! » finit-elle par crier dans le hall de la villa Blum. Pour se donner du courage, elle remonta ses cheveux qu’elle noua en une queue de cheval et retroussa les manches de son chemisier blanc cassé. Au final, peu importait à quel point elle n’avait aucune envie de jouer à l’infirmière psychologue aujourd’hui, elle ne put empêcher son visage de s’illuminer en apercevant sa fratrie de bras cassés l’attendant sagement alignés sur le grand canapé du salon. Elle secoua légèrement la tête, Biddy, le sourire aux lèvres. Ils étaient arrivés à lui redonner le courage pour s’occuper d’eux durant les trois prochaines heures, en quatre regards et un câlin groupé.

chloéééé
j'aime trop ce perso

et le reste me plait plus encore
vouii, un lien