Grandir n'est pas forcément une bonne chose, pas plus que c'en est une mauvaise en fait. C'est juste un changement, et il n'est ni tout blanc ni tout noir. C'est un peu difficile de s'en rendre compte quand on est pris dedans au point qu'on ne sait plus trop où est l'envers et où est l'endroit... Comment savoir si l'on fait les choses correctement ? Il faudrait avoir du recul, plus que n'en a Sam même s'il essaye de voir les choses dans leur ensemble : et parfois un pas en arrière ne suffit tout simplement pas.
Son verre est vide, ça l'embête un peu. Rien n'est plus triste qu'un verre vide. Enfin si, quelqu'un d'assis seul à une table avec un verre vide en face de lui : la situation de Sam quoi. On lui a posé un lapin, il est bien obligé de se rendre à l'évidence... Lui qui avait l'espoir d'arranger les choses, de les remettre dans l'ordre, finalement il paie pour ses erreurs passées. Apparemment, il était le seul à vouloir recréer leur groupe d'amis. Dire qu'il avait tant de choses à leur raconter ! Ce sera pour une prochaine fois... S'il y en a une car avec ça il n'est pas sûr d'avoir envie de reprendre contact.
Il soupire et appelle un serveur : il a quand même faim et se voit mal partir comme ça sans manger. Surtout qu'il adore ce restaurant même s'il n'est pas venu depuis longtemps ! L'ambiance est toujours la même, conviviale à souhait, un peu bruyante peut être mais dans le bon sens du terme : c'est bourdonnant de joie et de bonne humeur.

Il commande un plat du jour sans même savoir ce que c'est : il a bien envie de se faire une petite surprise. En plus de celle de manger seul... Il jette un regard autour de lui, c'est grouillant de monde, peut être pas plein mais pas loin de l'être. Il se félicite d'avoir réservé, même si finalement il aurait toujours trouvé une table pour une personne. En tout cas, il est assis tranquillement au deuxième étage, à une table bien située, on ne peut pas dire qu'elle soit à l'écart, aucune table ne l'est, mais elle est dans un coin à côté d'une fenêtre et dans son champ de vision il n'y a qu'une autre table occupé par un groupe de personnes.
Puisqu'il n'a rien à faire en attendant son plat, il leur invente une vie. Il commence par la fille qui est assise en face de lui, même s'il y a quelqu'un entre eux, qui lui tourne donc le dos. Elle est brune, cheveux coupé en un jolie carré mais il n'arrive pas à distinguer la couleur de ses yeux. Comme elle est mignonne, il l'imagine en couple, vivant dans un grand loft, le genre avec toute un mur de fenêtre et un jolie balcon. Son copain est forcément charmant, du genre grand et musclé, intelligent aussi. Il décide que c'est un génie et qu'elle travaille déjà même si elle ne doit pas être beaucoup plus vieille que lui : il la voit bien dans les sciences. Peut être une chirurgienne exceptionnelle. Il se surprend à trouver ça dommage qu'elle ne se soit pas occupé de lui quand il était à l'hôpital, car elle a l'air gentille et attentive. Et puis il se souvient que c'est pour de faux.
Ça le distrait suffisamment pour que son plat arrive : il n'est pas déçu, on lui apporte différentes purées colorées à l'air appétissante avec du jambon braisé. Même si ça lui donne l'eau à la bouche, il ne se sent pas le cœur à sourire, la chaise en face de lui est toujours vide et il ressent comme un pincement au cœur. La solitude le pèse tout à coup, peut être aurait-il du proposer à Audrey de venir ? Au moins aurait-il passé une bonne soirée et il aurait pu apprécié la nourriture. Là, il est quasiment sûr qu'elle aura un goût fade voire amère.
Une demi-heure qu'il attend et il ne se sent pas prêt à patienter encore. Il entame alors la première bouchée et rappelle le serveur pour qu'on lui remplisse son verre : un mec seul face à une assiette pleine et un verre plein, c'est déjà moins triste.

La voix est empreinte d'une douceur et d'une gentillesse que Sam ne s'attendait pas à entendre. Il lève la tête de son assiette et tombe nez à nez avec la jeune femme qu'il observait quelques minutes auparavant. Elle sourit et tient un cocktail au teintes roses à la main, mais il n'a même pas le temps de se remettre de sa surprise, elle s'installe, tout à fait à l'aise et lui tend sa main alors qu'il ne se départit pas de son air ahuri.
Bien vite, la surprise fait place au plaisir d'être en compagnie de quelqu'un et un sourire nait sur ses lèvres alors qu'il attrape cette main tendue :
« Sarah. Ta partenaire pour ce repas si tu le veux bien. » elle se penche vers lui et d'un air entendu continue : « Et jusqu'à ce que ton invité arrive évidemment. »
Et sans plus attendre elle hèle un serveur pour commander, de ce point de vue, elle n'a pas tord, c'est mieux de manger tous ensemble. Sam en est tellement convaincu qu'il est prêt à s'arrêter de manger en attendant qu'elle soit servie ! Malgré tout, il ne sait pas trop comment le prendre : il faisait tant pitié que ça ? Ou alors elle est vraiment très gentille ! Il préfère miser sur l'altruisme de la jeune femme plutôt que sur sa détresse apparente, c'est peut être le mauvais cheval cependant c'est le plus rassurant.

D'un naturel social et conciliant, Samuel n'a pourtant jamais eu affaire une telle situation. Les filles qui l'abordaient, c'était au bar, pas au restaurant. Et ça change tout. Le jeune homme ne se démonte pour autant pas. Il est plus que ravi d'avoir une interlocutrice et se fiche bien, maintenant, de savoir si son ami va arriver ou non. Après tout, il lui en veut un peu de le faire attendre de la sorte et ne croit plus du tout à sa venue :
« Samuel, » se présente-t-il, « mais appelle moi Sam, enchanté aussi. » achève-t-il dans un sourire si heureux qu'il contamine ses yeux bleus. Un rien lui fait plaisir, et la simple initiative de Sarah lui a remonté le moral. En plus, se dit-il, il va pouvoir vérifier si la vie qui lui avait inventé est proche ou non de la réalité. Mais par où commencer ? Et surtout comment ? Heureusement que Sam n'est pas du genre gêné et qu'il est détendu en toute circonstance. De toute façon, sa situation peut difficilement empiré ! À peine cette pensée se formule-t-elle dans son esprit qu'un milliard de scénario plus horribles les uns que les autres se bousculent dans son crâne et que finalement, il est heureux de son sort.

Plutôt que de penser ou il pourrait être en ce moment (dans un caniveau à moitié mort par exemple) il se racle la gorge et commence :
« C'est plutôt inhabituel de faire des rencontres de cette façon ! » il y a comme un éclat de rire dans sa voix à cet instant, « Du coup, je te propose qu'on fasse connaissance de manière un peu originale aussi. » Il s'est penché un peu par dessus la table, de l'extérieur on a l'impression qu'il lui confie un secret important, et  parle sur le ton de la confidence : « Voilà, je propose qu'on fasse des hypothèses l'un sur l'autre, et qu'on en discute. Je commence ! » Il se recule, pour avoir une vue d'ensemble et reprend : « je parie que tu es célibataire. »
Il a changé d'idée pour la simple et bonne raison que si elle avait été en couple, jamais au grand jamais elle ne se serait invité à sa table !

Il a toujours été si facile de blesser les autres. Une parole, un geste. Quelque chose que l'autre interpréterait mal alors que l'intention n'était pas mauvaise. Un rien, juste un détail. Il n'en faut pas beaucoup. Nous sommes fragile, nos sentiments le sont encore plus.
Sam n'avait vraiment pas pensé à mal quand il a supposé que la jeune femme était célibataire, mais le sourire triste qu'elle lui offre lui fend le cœur : a-t-il fait une bourde ? Lui a-t-il rappelé une rupture difficile ou un amour compliqué ? Il n'en sait rien, et ne veux pas la mettre dans l'embarras ni lui causer plus de tourment. Et c'est là tout l'enjeu : doit-il se justifier ? Il n'en sait trop rien mais il meurt d'envie de rattraper sa bourde. Quel talent il a pour mettre les pieds dans le plat !
Il se rend rapidement compte qu'il n'est pas le seul à savoir appuyé là ou ça fait mal sans faire exprès. Sam n'est pas vraiment sur de vouloir évoquer sa famille mais il n'a plus vraiment le choix : il a lancé l'idée. Il prend même conscience qu'il aurait bien voulu que la personne qu'il attend soit sa petite sœur. La voir lui aurait fait tellement plaisir ! Mais ses parents ne le laisserait pas s'approcher d'elle tant qu'il n'aurait pas remis de l'ordre dans sa vie, autant dire qu'il lui faudrait attendre longtemps avant de revoir le jolie minois de Annie :
« Petite sœur ! » corrige-t-il dans l'ombre d'un sourire. Il la revoit lui crier dessus parce qu'il a finit les gâteaux qu'elle voulait manger, poings sur les hanches et yeux furieux : « Et j'attends un ami, elle, elle est du genre ponctuelle, elle ne m'aurait pas fait poireauté ! Quoique, elle aurait été capable se se perdre... » il soupire et lui lance un regard entendu, étant sur qu'elle savait ce que c'était que d'avoir un cadet. Elle est, à ses yeux, la gentillesse et la bonté incarnée, il ne la connait que depuis quelques minutes mais déjà, il en est convaincu.

Le jeune homme réfléchit à un moyen de rattrapé son erreur sans trop savoir s'il ne va pas l'empirer, il faut dire qu'il se sent un peu con d'avoir blessé la charmante jeune femme qui vient lui tenir compagnie ! Elle a même abandonné son groupe d'amis pour lui. Ce qui est beaucoup trop gentil de sa part ! Il se demande d'ailleurs pour quelle occasion ils sont tous rassemblés. Y a-t-il vraiment besoin d'une raison ? Ils avaient peut être juste envie de se retrouver ensemble. Il les envie un peu et puis finalement il se dit qu'il est le plus chanceux : c'est avec lui que mange Sarah.
Il se mord la lèvre inférieure, maintenant il fait gaffe à ce qu'il dit et puis même, que pourrait-il lui proposer maintenant ? Après une courte réflexion il se lance : « Tu vas à l'université, je dirais même que tu t'en sors plus que bien, trop intelligente pour tomber dans le piège des garçons d'où le célibat ! Hum... 21 ans en 3ème année de médecine ? Ou 2ème ça dépend de quand tu es née dans l'année. »
Il lui sourit, toujours heureux. Comme si rien ne pouvait gâcher leur repas. Bien sur il n'oublie pas le vrai rendez-vous qu'il a mais quelque part, il trouve cette rencontre plus intéressante, plus amusante aussi. Il a envie d'en découvrir plus au sujet de Sarah parce qu'elle a l'air de valoir le coup qu'on s'intéresse à elle. Samuel sait par expérience que peu de gens sont gentils spontanément ou de nature, qu'est ce qui l'a rendu aussi altruiste.

Plus Sam passe de temps avec Sarah, plus il se dit que le hasard fait bien les choses. C'est une fille simple, gentille, drôle et intelligente. A-t-elle un seul défaut ? Peut être que les gens abusent facilement de son jolie sourire et de son altruisme mais il se demande vraiment comment on peut faire ça sans éprouver le moindre remord ! Cela dit, la question ne subsiste dans son esprit que quelques minutes tant il est absorbé par leur conversation. Ils ont un tas de chose à se dire, parce qu'ils ne se connaissent pas encore, parce qu'ils ont des points communs à explorer et parce que leur passé est assez riche pour les faire parler dessus pendant des heures. Mais ils ne sont pas assez égocentrique pour ne parler que d'eux et l'échange est réel : ils se lient petit à petit l'un à l'autre sans jamais trop se livrer. Mais déjà, ils partagent un repas et une discussion, c'est plus que beaucoup ne partageront jamais !
Samuel se laisse porter par le flot des paroles, il retient le prénom de son petit frère Isaac, elle étudie la littérature. Ça n'a pas grand chose à voir avec la médecine... Il s'est un peu foiré sur ce coup, mais au moins ne l'a-t-il pas froissée et c'est déjà ça de pris ! Quant à savoir pourquoi dans cette branche là ? Il penche la tête sur le côté pour réfléchir à la réponse. À la fois il a dit ça un peu au pif et ensuite il la voyait bien dans une profession en contact avec les autres, pour les aider. Comme elle avait l'air assez intelligente, naturellement il s'était tournée vers une filière ou il faut être particulièrement fort pour s'en sortir !
« Tu es venue manger avec moi parce que j'étais seul alors je me suis dit que tu devais aimer aider les autres, et les soigner c'est une bonne façon de le faire. Mais la littérature te va bien aussi, soigner l'âme, je n'y avais pas pensé ! Je pense même que ça te va mieux. Genre, je sais pas, c'est évocateur de plus de douceur alors que la médecine, c'est la science, c'est carré. » il rougit légèrement, il dit des trucs qui n'ont ni queue ni tête et se sent un peu ridicule. Lui qui ne fait rien de sa vie ne fait clairement pas le poids.
Voilà qu'il apprend qu'elle est en dernière année, elle fait plus jeune ! Mais elle est mature, ça ne le surprend donc qu'à moitié. New Yorkaise de surcroît, ça lui donne envie de voyager, de voir le monde et de sortir du Canada, chose qu'il n'a jamais faite. À part en rêve ou au travers de série, après tout, les meilleures séries sont américaines ! À la rigueur anglaise.

Le serveur arrive enfin avec la commande de Sarah, le plat le plus indiqué pour faire face aux rudes hivers : une tartiflette. Cela ravive son appétit à lui aussi, et alors que la jeune femme s'attaque au contenu de son assiette Sam continue de déguster le sien. C'est que je le jambon braisé c'est vraiment trop bon ! Tous deux absorbé par leur plat, c'est finalement Sam qui rompt le silence qui s'est installé entre eux. Ça ne le gênait pas tellement, mais il était d'humeur bavarde et même un bon repas ne pourrait pas l'empêcher de discuter :
« Tu as l'air d'apprécier ton plat, ça fait plaisir ! » et il le pensait sincèrement ! Beaucoup trop de filles se torturaient le corps en enchaînant les régimes sans se faire plaisir et mettait un point d'honneur à se tenir tellement correctement que ça mettait leur interlocuteur mal à l'aise. Sarah n'était pas maniérée, elle était naturelle, et Sam trouvait que ça lui donnait beaucoup de charme. Dans d'autres circonstances il aurait pu essayer de la draguer mais il ne voulait pas rendre le repas plus bizarre qu'il ne l'était déjà ! Et puis il aurait été un goujat, et il savait d'expérience qu'une amie c'était toujours mieux qu'une petite-copine ou qu'une prétendante.
Sa remarque l'interrompit dans sa dégustation et elle paru presque surprise. Un peu comme si elle avait oublié qu'elle était en compagnie du rouquin, ce qui arracha à ce dernier un sourire amusé. Cela dit, bien vite elle se remit dans le bain et lança une théorie qui ne surprit pas tellement le jeune homme mais qui le fit se sentir un peu misérable quand même. Sa nullité le complexait un peu quand même. Avant qu'il ne puisse répondre, elle reprit :
« Tu parlais d'un ami il y a quelques instants, c'est un ami proche ? Il t'a peut-être laissé un message ? »
Sam reste coi. Il n'a pas pensé à regarder son portable et avant de répondre à n'importe laquelle de ces interrogations, il ne sait pas par où commencer à vrai dire, il vérifie rapidement s'il n'a pas de messages. Son portable étant sur silencieux, il n'a pas vu les appels que son ami a tenté pas plus qu'il n'a lu les messages que celui-ci a laissé. Il se mord la lèvre inférieure et soupire en comprenant qu'il s'est trompé. Ou du moins que la communication est mal passée : lui l'attend à un autre restaurant.
Mieux vaut en rire qu'en pleurer et c'est de lui même qu'il rigole quand il lâche un petit rire :
« Merci ! J'avais complètement oublié que j'avais un moyen de communication. » il soupire à nouveau et lève les yeux au ciel fatigué de lui-même « Pour la petite histoire, je me suis trompé de restau, j'avais compris que c'était à moi de choisir mais non, c'était lui qui réservait et il ne m'attend pas ici... Je me sens tellement stupide ! Tu me laisses deux secondes que je l'appelle ? » Il se lève un instant et s'éloigne, quelques minutes s'écoulent ou il discute avec animation et finalement il revient à sa place, le rouge lui est monté aux joues parce qu'il a honte : « En fait c'est un vieil ami et on a perdu contact quand j'ai arrêté mes études. Du coup j'enchaîne les petits boulots et en ce moment je fais la plonge au Maddison Grill. Rien de très passionnant... Et en fait je devais le revoir pour renouer avec mes anciens potes. Enfin voilà. J'ai foiré. » Il marque une légère pause et finalement reprends avec un sourire qui manque de conviction, non pas parce qu'il ne pense pas ce qu'il dit mais parce qu'il se sent comme un abruti : « Mais voyons le bon côté des choses, au moins ai-je manger en charmante compagnie ! »
Et puis tout à coup, il a un peu l'impression d'avoir gâché la soirée de Sarah. Peut-être aurait-elle préféré rester avec ses amis ? Après tout, il n'est qu'un imbécile ! Et même s'il essaye de positiver il noircit le tableau parce qu'il a manqué une occasion de reprendre contact avec un de ses meilleurs amis.