it don't matter, i got thick skin
you can knock me down, but i'll get up again

première partie.
« C’est bon grand-mère, tranquille.
- Tranquille ?! Comment veux-tu rester tranquille ?! »
Terrence soupira, avant de s’affaler dans le canapé du salon. Les lattes du vieux parquet craquèrent sous son poids – le genre de bruit qui aurait donné des frissons à Nahuel, sans aucun doute.
« Il va revenir. C’est encore un gamin, qu’est-ce que tu veux qu’il fasse ? Il va pas se passer deux jours avant qu’il rapplique. »
La grand-mère secoua devant le visage de Terrence le papier que Nahuel avait rédigé, pour lui signaler que Vous n'aurez plus d'enfant ce soir prouvait bien qu’il n’allait pas revenir de sitôt. Terry soupira de nouveau. Il admettait que le message prêtait à confusion, mais il voyait mal son petit frère ne jamais revenir. Le départ était trop soudain. Il n’était pas du genre à tout quitter sans un au revoir, surtout pas sa grand-mère ; leur grand-mère, qui avait tout fait pour eux et tout donné ces deux dernières années. Si elle n’avait pas été là, les deux garçons seraient sans aucun doute en train d’exister pitoyablement dans un foyer pour jeunes, en Écosse. Peut-être même seraient-ils morts. Ils leur devaient tout, à leur grand-mère, et Nahuel en était conscient.
« Il reviendra » répéta Terrence.
Mais, Terry, il était loin de croire ce qu'il disait. Et, plus forte que jamais, la culpabilité ressurgit. Parce que malgré les efforts qu'il avait fait, ça n'avait pas été assez. Il n'avait pas été là pour son petit frère quand ses parents les avaient quittés, il n'avait pas été là quand Nahuel était au plus bas. Et des années après, alors que leur grand-mère leur avait donné une seconde chance, il n'avait pas été foutu de réparer les pots brisés. Il n'avait pas été capable de dire à son frère qu'il l'aimait, qu'il serait toujours là pour lui ; parce qu'il ne l'avait jamais été. Il avait laissé le fossé entre eux se creuser un peu plus, jusqu'à ce que Nahuel les quitte, lui et leur grand-mère. Terrence n'était pas arrivé à le retenir. Et il culpabilisait, encore et toujours, de ne pas avoir été le grand-frère qu'il fallait.

deuxième partie.
Trois mois qu'il était parti. Et il n'était toujours pas revenu. Il n'avait laissé aucun message, n'avait jamais appelé. Terrence et sa grand-mère avait passé un accord, selon lequel pas de nouvelles signifiait bonnes nouvelles, comme le disait si bien le dicton. Ils ne pouvaient pas avancer autrement, de toute manière. Ils ne pouvaient pas vivre tous les jours le cœur serré, inquiet de savoir où Nahuel pouvait se trouver, s'il allait bien, ou s'il était en vie tout simplement. Ni l'âge avancé de la grand-mère ni la récente sobriété de Terry ne leur permettait pas d'être angoissés. Alors ils avaient convenu que Nahuel était vivant, et qu'il le resterait jusqu'à ce qu'ils aient, enfin, un mot de lui. Après quelques semaines, ils avaient repris le cours de leur vie comme si rien ne s'était passé ; enfin, à quelques détails près. La grand-mère écoutait tous les soirs la messagerie du téléphone alors qu'elle ne l'avait jamais fait jusqu'à présent, et Terrence prenait davantage soin d'elle. Lorsqu'il revenait du garage, il la rejoignait systématiquement au potager et l'aidait à jardiner. Il ne s'était pas mis à la cuisine parce qu'il n'était toujours pas doué pour ça, mais il l'aidait malgré tout à éplucher les légumes. Il passait plus de temps avec elle, il lui parlait davantage, il s'ouvrait un peu plus. Le départ de Nahuel avait aidé. Sa sobriété aussi, sans aucun doute. Cela faisait précisément cent-trois jours qu'il ne buvait plus, cent-seize qu'il ne se droguait plus. Autant de jours qu'il n'avait touché ni à l'alcool, ni à l'héroïne. Qu'il n'avait pas rechuté. C'était un exploit, en soi, quand on connaissait l'état dans lequel il avait été. Mais il en était plus que fier, à vrai dire. Il ne pouvait pas dire que c'était facile, qu'il n'y pensait plus, parce que c'était faux. Il y pensait tous les jours. Cela lui manquait tous les jours. Mais il tenait bon, encore et toujours.

« Ça m'embête, grand-mère.
- Mais qu'est-ce que tu racontes ? Je t'ai déjà dis que cela ne me posait aucun problème. Aucun.
- Oui mais quand même... »
Il se gratta l'arrière de la tête, embêté. L'idée venait de lui et il en avait, presque timidement, parlé à sa grand-mère deux semaines auparavant, s'attendant à ce qu'elle refuse. Mais bien au contraire, elle avait été plus qu'enjouée par la proposition.
« Il n'y a pas de "quand même" qui tiennent Terrence, c'est une merveilleuse occasion pour toi. Tu en as besoin. Vas y, s'il-te-plaît. Fais ton deuil. C'est tout ce que j'ai toujours souhaité.
- Mais... et le jardin ? Le ménage ? Tu vas te sentir seule dans ce gigantesque manoir...
- Devrais-je te rappeler que j'ai vécu plus de vingt ans toute seule ? J'ai perdu ton grand-père très tôt, et je me suis débrouillée comme une chef jusqu'à votre arrivée. Aller, file ! Ce n'est pas le moment d'avoir des doutes. »
Terrence étira ses lèvres en un semblant de sourire, puis serra sa grand-mère dans ses bras. Il fit durer l'étreinte pendant quelques longues secondes, s'imprégnant de l'odeur de son parfum. Il se détacha finalement et frotta les épaules de sa mamie.
« Merci grand-mère. Pour tout. »
Elle esquissa un sourire, puis lui prit la main. Elle la serra pour lui donner tout son courage et tout son amour, avant de la relâcher. Elle l'observa s'éloigner, rentrer dans sa voiture, et quitter la propriété.

Terrence se rendait en Écosse. Le trajet serait long, il lui fallait aller à l'aéroport d'Edmonton, faire un changement aux États-Unis dans une ville dont il avait oublié le nom, puis faire de nouveau du trajet, en train puis en bus. Cette idée lui était venu il y a longtemps, en réalité. Après sa grosse dispute avec Nahuel, cette dispute où ils en étaient venus aux mains, Terrence avait compris qu'il fallait faire quelque chose. Qu'il ne pouvait pas garder cette haine qu'il avait en lui. Cette haine et cette culpabilité, qui provenaient l'une comme l'autre d'un deuil qu'il n'avait jamais fait. Cela faisait cinq ans, cinq longues années pendant lesquelles le manque de ses parents avait été constant, plus fort encore que l'alcool et la drogue réunit. Il fallait que ça change. Il n'avait jamais voulu voir un psychologue, mais il avait compris que c'était à lui de prendre les devants. Il fallait qu'il retourne en Écosse, qu'il retourne dans la maison de leur enfance. Qu'il revienne sur ses pas, qu'il affronte ses souvenirs de pleine face. Confronter ses peurs, pour mieux les anéantir. Il avait réalisé ça de nombreux mois en arrière, mais n'avait pas osé. Et puis, Nahuel était parti, et Terrence avait estimé que ce n'était pas le moment de partir à son tour. Alors il avait attendu. Mais il savait qu'il ne pouvait pas attendre trop longtemps, qu'il ne pouvait pas attendre éternellement. Le triste anniversaire du décès de ses parents approchait, et il avait compris que c'était le moment parfait pour s'y rendre, si tant est qu'il pouvait y en avoir un.

« Allo ? Ah oui, salut. Non non, aucun souci. Hm hm. Oui je vois l'quel c'est, hmm... Ania est là ? Oui, passe-la moi alors s'te plaît. Merci, aller courage. Oui, allo. Tu vas bien ? Oui aussi, merci, je viens d'arriver. Non t'inquiète pas. Oui. Je sais, mais on a pas vraiment le choix. Pas d'soucis je comprends. Oui, dis-lui ça, et s'il est pas content il se débrouille. Très bien, pas de soucis. Bonne journée à toi aussi ! »
Terrence raccrocha, puis glissa son téléphone dans la poche de son jean. Garreck, le patron du garage, lui avait autorisé un congé de trois mois sans solde à condition qu'il soit toujours joignable pour conseiller et aiguiller les employés, quand il n'était pas lui-même disponible. Après tout, Terry était, après Garreck, le plus ancien et le plus expérimenté. Il avait dû trouver un remplaçant, aussi, parce que le travail ne se ferait pas tout seul en son absence, mais il n'avait eu aucun mal. La conjoncture actuelle était tellement mauvaise que, à peine avait-il posté une annonce dans le journal qu'une demi-douzaine de personnes s'était proposée. Il avait choisi son remplaçant avec soin et c'était avec une certaine sérénité qu'il avait quitté White Oak Station, en sachant le garage entre de bonnes mains. Le coup de fil qu'il venait de recevoir aurait pu être évité, mais Terry ne s'en plaignait pas ; c'était quelques coups de fil contre l'assurance de retrouver son boulot à son retour.

Terrence souleva la trappe, celle qui menait au grenier. Cet endroit dans lequel lui et son frère n'avaient le droit d'aller sous aucun prétexte, quand ils y habitaient encore. Terrence n'avait eu la chance, si on pouvait appeler cela ainsi, de s'y rendre qu'à seulement quelques reprises. Celle dont il se rappelait le plus était tout bonnement le jour qui avait transformé sa vie à jamais. Celui où son grand-père lui avait confié cet énorme grimoire, où était recensé des décennies de recherches ; celui où il lui avait donné la plus grande des missions, selon ses propres mots, la mission de poursuivre les recherches du monstre du Loch Ness. À l'époque, Terrence avait pris cela avec le plus grand des sérieux, en avait fait son ambition première ; son grand-père lui avait fait promettre de n'en parler à personne, et il s'était éloigné de tout le monde. Il savait à quel point les légendes étaient importantes dans sa famille, il savait à quel point la bête du Loch Ness était un point central dans la vie de son grand-père ; et cette mission farfelue, il l'avait suivie pour lui. Il s'y était dévoué, vraiment ; mais tout cela n'avait plus aucun sens désormais. Lorsque Nahuel était parti, trois mois plus tôt, Terrence avait tout bonnement jeté l'éponge. Il en avait marre de penser à cette mission débile à laquelle il avait cru, du haut de ses dix ans et jusqu'à ses vingt-quatre ans. Le monstre du Loch Ness était un mythe, purement et simplement ; et toute cette mission, cette lourde tâche qui lui avait pourri la vie, ne rimait à rien. C'était à cause d'elle, en premier lieu, qu'il avait rejeté Nahuel et que leurs rapports étaient si mauvais aujourd'hui. Alors, quelques jours après que son petit frère ait mis les voiles, il avait pris le gros livre, l'avait mis dans la cheminée, et avait allumé un feu. Il s'était assis devant l'âtre et avait observé les flammes jusqu'à ce qu'elles consument le grimoire complètement, jusqu'à ce qu'il ne devienne plus qu'un tas de cendres. Il les avait alors regroupées dans un sac et les avait déversées dans le potager de sa grand-mère en guise d'engrais. Maintenant qu'il était de retour en Écosse, de retour chez lui, Terry avait besoin de se rendre dans le grenier pour boucler la boucle. Pour mettre définitivement fin à cette mission qui avait commencé précisément à cet endroit, quatorze ans plus tôt.
« Oups, désolé » lâcha-t-il, surpris de trouver quelqu'un dans le grenier.
Il fronça les sourcils en apercevant une jeune femme, qui devait avoir à peu près le même âge que lui, assise en tailleur au fond des combles, en face d'une lucarne. Les nouveaux propriétaires ne leur avaient pas signalé qu'il y aurait quelqu'un ici. Peut-être avaient-ils oublié.
« Il n'y a pas de soucis. »
La voix d'Erin était douce, légèrement grave mais sans être masculine.
« Terrence, c'est ça ? Mes parents m'avaient prévenue que tu nous rendrais visite. »
Elle esquissa un sourire, que Terry pu discerner malgré la pénombre.
« Avance » dit-elle, enjouée.
D'ordinaire, elle ne tolérait pas que l'on vienne la déranger ici. C'était son endroit, son havre de paix. La seule qui pouvait y entrer, à l'exception de son père quand il l'amenait et venait la rechercher. Mais avec Terrence, c'était différent. Elle l'avait tout de suite compris. Et quand bien même ça ne l'aurait pas été, elle lui devait au moins ça.
« Tu... tu peints ? » demanda Terry en s'approchant, après avoir remarqué des toiles au sol.
« Oui, ça m'arrive. Ça me détend. Je lis aussi, beaucoup. Et sinon, le reste du temps, je pense. Je réfléchis.
- Ici ?
- Oui. »
Elle esquissa un léger sourire, le regard plongé dans celui de Terrence qui avait fini par s'asseoir. Il fronça les sourcils de nouveau, avant de poser une nouvelle question.
« Tu passes beaucoup de temps, là ?
- Oui » répéta-t-elle.
Terrence hocha la tête, puis parcouru le grenier des yeux. Il se posa sur un fauteuil roulant, à quelques mètres de là. Il fronça les sourcils pour la troisième fois. Son regard passa du fauteuil à la jeune femme, puis de la jeune femme au fauteuil. Il le pointa du doigt, faisant le lien entre lui, et la brune qui semblait passer ses journées assise dans le grenier.
« Tu... ? »
C'était une question délicate à poser, bien sûr.
« Oui. »
Elle hocha la tête en pinçant les lèvres, son regard se voilant aussitôt.
« Je suis désolé » se rattrapa-t-il aussitôt, « Je ne voulais pas...
- Ce n'est pas... ce n'est pas ça. C'est pas grave, ne soit pas désolé. »
Terry tenta de lui sourire, maladroitement. Erin, quant à elle, prit une grande inspiration.
« C'est moi, qui devrait être désolée. »
Il ne comprenait pas. Il regarda l'air perplexe cette femme dont il ne connaissait rien, pas même le prénom.
« Désolée pour quoi ?
- Je... désolée pour tes parents. »
Une boule se forma dans la gorge de Terrence, aussitôt. Son cœur se tordit, comme emprisonné dans un étau que l'on resserrait à grande vitesse. Il était venu pour faire le deuil du décès de ses parents, mais ce n'était pas en une poignée de main avec les nouveaux propriétaires de leur ancienne maison que cela se ferait. Le sujet était toujours difficile. Erin prit une nouvelle inspiration, avant de se lancer.
« Je suis en fauteuil roulant parce que je suis paraplégique. J'ai les deux jambes complètement paralysée, même si les médecins disent que cela peut être réversible, avec de l'entraînement. Je... ma colonne vertébrale a été touchée dans un accident. De voiture. Il y a cinq ans. »
Elle fit une légère pause, sa respiration accélérant devant les yeux écarquillés de Terrence.
« J'étais dans la voiture qui a tué tes parents. »

Quand elle croisa le regard de Terrence après qu’il soit descendu du grenier, Denya comprit ce qu’il s’était passé. Elle comprit en voyant ses yeux embrumés de larmes que sa soeur lui avait tout dit. Le coeur de la brunette se serra. Elle esquissa un sourire compatissant et retourna dans sa chambre. Elle pensait bien que Terrence ne reviendrait jamais. Et pourtant, trois jours plus tard, en début d’après-midi, elle le vit monter au grenier. Quelques heures après, elle entendit grincer les marches de l’escalier par lequel on accédait au havre d’Erin – elle leva les yeux au ciel en pensant ça. Denya leva la tête du manuel dans lequel elle était plongée, guettant l’endroit où se dirigeait Terrence. Un sourire étira ses lèvres quand elle l’entendit toquer à sa porte.
« Entre ! » lança-t-elle, trop heureuse qu’il vienne la voir.
Il ne l’avait pas laissé indifférente, les quelques secondes durant lesquelles elle avait croisé son regard, et elle n’avait pas arrêté de penser à lui ces deux derniers jours. Elle le trouvait beau, bien sûr, mais il n’y avait pas que ça. Elle se sentait attirée à lui, d’une certaine manière.
« La porte est ouverte ! » ajouta-t-elle en se levant.
Elle s’ouvrit au moment où Denya s’apprêtait à mettre la main sur la poignée. Elle rigola légèrement, avant de faire un geste vers l’intérieur de sa chambre. Elle pouvait voir que le regard de Terrence était toujours sombre et triste, mais il était vide de larmes. Elle se fit la promesse muette de lui faire retrouver une lueur et un pétillement de bonheur. Ce que Denya ne savait pas, c’était que les pupilles de Terry s’étaient vidées de toute vie il y a de cela quatre ans, voire même avant. Mais Denya avait une volonté débordante et, plus tard, un amour profond. Trois mois après, on pouvait dire qu’elle y était arrivée.
« C’était ma chambre » lâcha Terrence pour toute salutation.
Il décocha quand même à la brune une esquisse de sourire. Il n’aurait su dire quoi, mais quelque chose chez elle l’envoûtait, le touchait en plein cœur. Il était loin de penser, à cet instant, que ce serait grâce à ce bout de femme qu’il retrouverait ce beau sourire si longtemps oublié, qu’il arriverait à faire le deuil de ses parents, qu’il reprendrait confiance en lui, les autres et la vie.
- C’est vrai ?! » demanda Denya, surprise.
C’est le destin, pensa-t-elle naïvement.
« Tu... ça ne te fait pas trop mal, d’aller la voir ? » se risqua-t-elle à demander.
Elle n’osait pas être plus explicite, de peur de l’attrister davantage, mais elle savait qu’il savait ce qu’elle voulait dire.
« Non. On ne parle pas beaucoup à vrai dire. Je ne parle jamais beaucoup... »
On le lui avait longtemps reproché, mais à présent il assumait. Cela faisait partie de la personne qu’il était.
« Mais ça me fait du bien. J’ai besoin de... j’avais besoin de ça, de savoir. D’arrêter d’être en colère contre le monde entier, de l’être contre quelqu’un en particulier. Pour pouvoir lui pardonner, et me pardonner aussi. Faire le deuil, enfin. Je suis revenu ici pour ça. »
Il marqua une pause, étonné de parler autant à une fille qu’il ne connaissait même pas. Il haussa les épaules, et reprit.
« Enfin, je ne sais même pas pourquoi je te dis tout ça. »
Denya lui sourit, tendrement, et posa délicatement sa main sur son avant-bras. Elle l’invita à s’asseoir sur son lit, où ils continuèrent de parler longtemps encore. Elle lui expliqua que ses parents n’avaient appris qu’au dernier moment, après plusieurs visites et juste avant de signer l’acte d’achat de la maison, que celle-ci était jusque là la propriété des Fergusson. Les enfants y avaient vécu seuls pendant près de deux ans, mais c’était leurs parents qu’un des amis d'Erin, présente à l’arrière de sa voiture ce jour-là, avait renversé. Denya ajouta que ses parents avaient longuement hésité, mais avaient fini par signer malgré tout. Cette maison était idéale, le genre dont ils avaient toujours rêvé. Ils avaient même pensé que cela aiderait leur fille à tourner la page. Terrence s’était confié à son tour. Il n’avait jamais autant parlé à quelqu’un comme il venait de le faire avec Denya. Ils étaient restés des heures à se parler, sans se quitter du regard. Une semaine plus tard, alors que Terry toquait à sa chambre comme il en avait maintenant l’habitude, Denya le tira par la main avant de refermer la porte, le plaqua contre le mur et déposa avec fougue ses lèvres contre les siennes. Terrence en eut le souffle coupé, son coeur eut un raté et, plaçant ses mains de chaque côté de son visage, rendit à Denya son baiser.

troisième partie.
Son téléphone n’avait pas arrêté de sonner depuis ces dix dernières minutes. Au bout du quatrième appel, Terrence soupira et s’extirpa du dessous de la voiture qu’il était en train de réparer. Ses sourcils se froncèrent quand il aperçu le nom affiché sur son écran.
« Denya ? »
Si elle appelait à cette heure-ci, et à répétition, ce n’était pas sans raison. Les sanglots qu’il entendit à l’autre bout du fil vinrent confirmer sa première impression.
« Denya ? Qu’est-ce qu’il y a ? Ça va pas ?! »
Ils avaient passé ensemble les trois mois durant lesquels Terrence était en Écosse, de longues heures à parler, s’embrasser, se promener, faire l’amour, rigoler. Denya était la première fille depuis longtemps, sûrement la première fille depuis toujours à laquelle il s’abandonnait. À laquelle il s’ouvrait, totalement. Ils savaient tous les deux que Terry devrait repartir, elle ne l’avait pas forcé à rester et il ne l’avait pas poussée à l’accompagner. Ils s’étaient dit trois mois, pas plus. Ils s’étaient quittés à regret, mais conscients qu’une nouvelle page se tournait. Ils s’étaient simplement promis de rester en contact et en bons termes, ce qu’ils avaient fait.
« Oh, Terry, tu n’imagines même pas.
- Qu’est-ce qu’il y a ? Dis moi !
- Terrence... je suis enceinte. »
Il lâcha la clé à molette qu’il tenait dans sa main libre et étouffa un juron. Un immense sourire étira ses lèvres, avant de se faner légèrement.
« De... de moi ?
- Mais oui, bêta. »
Elle rigola entre ses larmes, renifla, puis ajouta :
« Tu es parti il y a deux semaines, tu pensais vraiment que j’allais coucher avec un autre si rapidement ?
- Oh mon dieu, Denya. Un bébé... »
C’était une chose à laquelle il ne s’attendait vraiment pas du tout. Il se passa la main dans les cheveux, puis sur le visage. Il était terriblement heureux à l’idée de cette nouvelle, mais aussi extrêmement anxieux. Il ne pouvait décemment pas retourner en Écosse, il avait usé toutes ses économies pour le voyage qu’il venait de faire et il ne risquait pas d’avoir assez d’argent pour y retourner avant de nombreux mois.
« Oui Terry, un bébé. C’est... c’est merveilleux, et je suis comblée d’être... d’être enceinte de toi mais...
- Mais ? »
Terrence redoutait la réponse, bien sûr. Mais il n’y avait rien qu’il puisse faire. Denya sanglotait toujours de l’autre côté de l’océan, recroquevillée dans son lit, son test de grossesse positif posé devant elle. Elle était complètement déchirée, anéantie. Tiraillée.
« J’ai à peine vingt-deux ans... Je ne veux pas renoncer à mes études, à ma carrière, tu sais à quel point j’ai de l’ambition et, et je... je ne peux pas te forcer à revenir Terry, et quand bien même tu serais là, je... je ne suis pas sûre d’en être capable, je ne pense pas pouvoir être mère et étudier en même temps je, je veux que mon enfant ait une belle vie, pas un futur incertain à cause d’un départ maladroit et...
- Denya. Denya calme toi, je comprends. Je comprends Denya. »
Il resta au téléphone jusqu’à ce que les sanglots de la jeune femme s’espacent, jusqu’à s’arrêter complètement. Bien sûr qu’il comprenait. Denya avait toujours rêvé d’une grande carrière, d’un poste haut placé, et même si ce n’était pas impossible, c’était difficile voire même risqué d’y songer avec un enfant dans les bras, alors qu’elle n’avait même pas terminé ses études. Et quand bien même elle y arrivait, quand bien même Terrence l’accompagnait, elle ne pourrait pas cumuler ses études, un travail et son bébé, et un maigre salaire de garagiste ne suffirait pas à payer un loyer et à subvenir aux besoins de trois personnes dont un bébé. Quitte à avoir un enfant, autant qu’il arrive dans les meilleures conditions possibles, pour lui assurer le meilleur avenir qui soit.
« Terry, je suis désolée. J’aurais tant aimé...
- Je sais. Moi aussi Denya, moi aussi. »

quatrième partie.
« Quoi ?!
- Tu m’as entendu, fiston.
- Mais Garreck... c’est beaucoup trop.
- Écoute, Martha vient d’être à la retraite et on aimerait passer plus de temps ensemble, ne plus se prendre la tête avec le travail. Je compte encore vivre un paquet d’années, donc je suis le propriétaire pour encore un certain temps. Voit ça comme... comme un cadeau de consolation, quand tu pleureras ma mort.
- Mais quand même, c’est...
- Terrence. Tu es comme un fils pour moi, le fils que je n’ai jamais eu la chance d’avoir. J’ai une confiance aveugle en toi, je mettrais ma vie entre tes mains. Et tu sais bien, mon garage c’est un peu toute ma vie... Il n’y aurait pas une autre personne que toi que je voudrais voir gérer mon garage, et en être propriétaire le moment venu – même si ça, je ne serais plus là pour le voir. Ça te demandera un peu plus de temps, mais c’est toi qui a les rennes. C’est toi qui décide. Je ne me prendrais plus d’argent sur le chiffre d’affaires puisque je n’aiderais plus au garage, mais toi tu pourras t’augmenter ton salaire. Engager les personnes que tu veux, virer celles que tu as envie. C’est toi le chef, maintenant. »
Garreck donna une grande tape amicale sur l’épaule de Terrence, qui n’en revenait toujours pas. Son patron venait tout juste de le promouvoir... patron. Et avait inscrit dans son testament qu’il serait l’officiel propriétaire du garage, à sa mort. C’était plus que tout ce qu’il aurait pu espérer ; c’était une preuve de confiance comme il en avait rarement eu dans sa vie. Il avait bredouillé un merci, encore sous le choc, avant de prendre ce grand ours dans ses bras. Celui-là même qui avait cru en lui dès les premiers instants, alors que lui-même n’y croyait pas.

Pour fêter la nouvelle, il avait invité au bar le soir même Garreck, sa femme Martha, les deux garagistes, Ania la secrétaire, et Eloïse, la stagiaire comptable présente lors de ses débuts, mariée à présent, et avec qui il était resté en contact. Terrence avait payé sa tournée, affichant un sourire heureux, reconnaissant. Au fur et à mesure que la soirée s’étirait, les uns et les autres rentraient. Comme souvent, Terrence était le dernier à rester.
« Tu es celui qui boit le moins, mais toujours celui qui reste le plus longtemps. »
Terry releva le regard, reconnaissant sans mal la voix de Cassie. Il rigola légèrement, puis haussa les épaules. Il leva son verre, pour lui demander de le resservir.
« Le même, s’il-te-plaît. »
Il esquissa un demi-sourire, le regard plongé dans celui de la brune. Quand il y pensait, leur relation n’avait rien d’ordinaire. Elle avait commencé par des avances rejetées, puis des insultes lancées, un bloquage dans un ascenseur non désiré qui les avait tous les deux bien énervés, des regards noirs échangés lorsqu’ils se croisaient... et puis Terrence était parti en Écosse, Cassandra était sorti avec un garçon, et ils étaient passés de la haine à une indifférence presque insultante. Et puis son copain était parti, voilà un peu plus de cinq mois maintenant. Cassie et Terry s’étaient ignorés encore longtemps. Mais, une soirée, tout avait changé. Ils s’étaient rentrés dedans, répandus en excuses avant de voir à qui ils avaient affaire. Et, sans qu’ils ne réfléchissent trop, ils avaient passé la nuit ensemble. Ils ne s’appréciaient pas, mais ils se désiraient. Étonnamment. Ils avaient couché ensemble à deux autres reprises, avant de mettre fin à leur invraisemblable relation nocturne. Terrence n’était pas du genre à coucher avec une fille et à l’ignorer le lendemain. Et, depuis, les deux étaient devenus... amis. Oui, amis, on pouvait dire ça. Alors bien sûr, Terrence ressentait toujours cette électricité qu’il avait ressenti lors de leur première fois, mais il passait au-dessus. Il refusait d’avoir une relation purement sexuelle avec Cassandra. Elle méritait mieux que ça.

cinquième partie.
Terrence recula de plusieurs mètres avant de se retourner vers la jeune femme aux cheveux multicolores.
« Alors, qu’est-ce que t’en penses ? »
Cela faisait plus d'un an que Terrence s’était mis à retaper le manoir, depuis son retour d’Écosse en réalité. Il avait eu besoin de renouveau, l’ambiance lugubre de la bâtisse ne lui correspondait plus, sans parler du fait qu’elle tombait petit à petit en ruines.
« Et bien on peut dire qu’on a fait du bon boulot ! »
Scar avait croisé la route de Terrence une dizaine de jours plus tôt. Elle vagabondait, en quête d’un endroit où dormir après une journée de voyage, et il lui avait proposé de l’héberger sans y penser à deux fois. Cela lui avait paru la bonne chose à faire sur le moment, et aujourd’hui il ne le regrettait pas le moins du monde. Elle avait réintégré la vie au manoir, avait distillé sa bonne humeur, et avait en partie comblé l’absence de Nahuel, qui malgré les deux ans qui s’étaient écoulés se faisait toujours sentir. Elle aidait aux tâches ménagères et aussi aux travaux de rénovation. Elle était un vrai petit soleil, bénéfique pour tout et tous. Terrence, qui s’était davantage ouvert aux autres ces deux dernières années, n’en était pas pour autant devenu bavard et restait toujours un peu distant, renfermé. Mais, avec Scar, il avait retrouvé cette facilité à parler déconcertante qu’il avait avec Denya, et il admettait sans mal que cela lui faisait du bien. Mais l’arrivée de cette baroudeuse n’était pas la seule bonne chose qui lui était arrivée ces derniers jours. Terrence était aussi, depuis peu, bénévole dans un centre de désintoxication. Son toxicologue, qu’il voyait encore une fois par mois, lui avait proposé cette occupation mais Terrence ne s’était pas senti assez fort pour endosser ce rôle. Il avait peur de rechuter, peur d’être un mauvais conseiller, peur de ne pas supporter la vie de ces jeunes qui représentaient ce qu’il avait été. Et puis, Terry s’était vu remettre son badge pour ses deux ans de sobriété, et il avait eu le déclic. Il voulait les aider. Si lui-même avait pu se sortir de cet enfer, alors d’autres le pouvaient. Mais, seul, c’était impossible. Et Terrence voulait être celui qui leur donnerait la force d’arrêter. Ce serait un bel accomplissement et, aussi, une belle revanche.

Terrence était fier de ce qu’il avait fait, de ce qu’il avait réalisé, de ce qu’il avait vécu durant ces deux dernières années. Il touchait le bonheur permanent du bout des doigts. Il le sentait là, tout près. Mais il savait qu’il ne pourrait pas l’atteindre tant que son frère ne serait pas revenu. Tant qu’il ne l’aurait pas pris dans ses bras, tant qu’il ne se serait pas excusé pour toutes les erreurs qu’il avait commises, pour tout ce soutien qu’il ne lui avait jamais apporté, pour le mauvais grand frère qu’il avait été. Tant que Nahuel ne lui aurait pas pardonné.

Spoiler:

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