C'était la fin. La fin d'une journée sans vague, sans importance. Rien. Des parties de cartes, des fous rires. De l'ennuie et du zapping dans le salon. De l'espoir puis un repas autour de la grande table. Aucune intervention en ce jour de juillet. Pas d'imprudents, pas de flammes géantes. Une longue journée à attendre comme il y en avait souvent, comme il y en avait sans doute trop. C'était la fin de sa journée de garde. Son équipe quittait les lieux pour d'autres boulots, d'autres occupations. Après des salutations du bout des lèvres, la séparation. Lila avait trouvé sa vocation dans son métier de pompier, elle s'y plaisait et avait déjà sauvé quelques vies. Elle n'avait encore jamais eu de grosses interventions, difficiles autant physiquement que moralement. Elle donnait son cœur à l'ouvrage. Être pompier, c'était ce qu'elle avait toujours voulu. La vie lui avait donné une seconde vie. Un second boulot qu'elle aurait aimé ne pas avoir. Héritière du Chamelon, Lila se rendait chaque fois qu'elle n'était pas de garde dans son bar. Grande patronne des lieux du haut de ses vingt-trois ans, elle menait son équipe de serveur sans trop de mal. Et cet endroit, elle ne pourrait s'en séparer pour tout l'or du monde.
Après avoir fait un détour par chez elle pour se changer, elle avait rejoint son bar, ses verres et ses bouteilles. Des vagues de souvenirs lui revenaient à chaque fois qu'elle y entrait. Elle avait passé de nombreuses années assise au bar, sirotant une grenadine en écoutant son parrain lui compter des merveilles. Il aurait pu lui raconter n'importe quoi qu'elle l'aurait cru. Greg avait été une personne importante dans sa vie. Il lui manquait, intensément. Elle avait ouvert le bar, tournant l'écriteau pour l'indiquer. Une nouvelle soirée commençait pour elle. Elle servait, elle préparait en compagnie d'un de ses serveurs. Elle les faisait tourner. Elle prenait des étudiants souvent, des gens qui en avaient besoin. Elle avait besoin d'être entourée de jeunes. Parfois, elle se faisait aider de ses amis. C'était plus agréable ainsi sans doute. Son téléphone avait vibré. Sur l'écran d'affichage, le visage de son meilleur ami s'était affiché. « Non Mica, pas ce soir. J'ai pas envie. » avait-elle soufflé, son téléphone à l'oreille. Dans ses yeux, on pouvait lire l'exaspération. « J'ai du boulot. » Elle avait raccroché, ennuyée par ce coup de fil de son meilleur ami. Dans son bar - celui de Greg -, quelques clients. A la table du fond, une bande d'amis. Près de l'entrée, deux hommes en pleine négociation autour d'un bourbon. Au bar, quelques habitués, des nouveaux aussi. Et elle, derrière son bar à nettoyer les verres en scrutant la salle avec intensité. Tout avait changé, ce n'était plus le même bar qu'il y a près de dix ans. Le cliquetis de la cloche indiqua qu'un nouveau client avait franchi les portes du Chamelon. « Bonsoir, bienvenue ! » Etait-ce un nouveau visage ou un habitué ?
Une fois de plus, Rosie n'osait pas mettre un pied hors de chez elle. Elle guettait à la fenêtre, inlassablement, espérant que d'ici peu de temps la presse allait quitter la demeure. Elle n'en pouvait plus de ces flashs incessants, de toutes ces questions impertinentes et privées auxquelles elle ne répondait jamais. Rosie était sur le point de craquer et son père ne semblait pas prêt à s'exprimer à ce sujet. Lui, ça ne le gênait pas, le fait d'être célèbre lui plaisait, il commençait même à y prendre gout, ce qui n'était pas du tout le cas de l'étudiante qui les fuyait comme la peste. Sur les nerfs, elle regagnait le salon où se trouvait sa mère, assise sur le canapé. Elle prenait alors place à ses côtés, la fixant attentivement. Elle avait envie de l'entendre, qu'elle dise quelque chose, qu'elle donne signe de vie, mais elle se contentait simplement de fuir le regard de sa fille. Rosie caressait doucement son bras, la forçant à dire quelque chose, mais elle se redressait, quittant la pièce. Aucun dialogue, aucun mot doux, rien. Les Teegarden vivait dans le mensonge depuis tant d'années, cela n'était pas près de s'arrêter.
Rosie n'en pouvait plus, elle avait besoin de bouger, de sortir, de s'occuper autrement. Elle enfilait la première tenue qui lui venait sous la main, c'est-à-dire, un jean et un tee-shirt. Elle claquait la porte derrière elle, furieuse contre ses parents qui préféraient fuir les problèmes plutôt que de les affronter. Elle marchait, elle marchait longuement, dans le silence. C'était certainement ce qu'elle avait de mieux à faire de toute façon. Parfois, elle avait envie de tout quitter, de reprendre à zéro, mais si c'était aussi simple... Errant dans les rues, une enseigne attirait son attention. The Chameleon, ce nom lui disait quelque chose, mais elle était persuadée que ce bar avait brûlé, emportant ainsi son propriétaire. Encore une fois, elle était dans l'incompréhension. Malgré tout, elle prenait ses jambes à son cou, puis elle poussait la porte du bar. Aussitôt rentrée, une jeune femme la saluait. C'était bien la première fois qu'on la saluait lorsqu'elle entrait dans un bar. A moins de rejoindre le comptoir, le personnel ne daignait pas dire bonjour, ce qui la surprenait. Elle affichait un large sourire à la demoiselle, marchant timidement jusqu'au bar afin de prendre place sur un tabouret. Cet endroit lui semblait familier, elle s'y était déjà rendu étant petite, avec son père, mais cette complicité n'était plus qu'un lointain souvenir à présent. « Bonjour. » Rosie se mordait la lèvre inférieure, réfléchissant à ce qu'elle allait bien pouvoir prendre. Elle n'était pas une habituée des bars, elle préférait de loin les soirées entre amis dans des endroits plus discrets. « Est-ce que je pourrais avoir une bière s'il vous plait ? » Demandait-elle, avec une pointe d'hésitation dans la voix. Elle jetait un coup d'oeil autour d'elle, observant brièvement les gens qui s'y trouvaient. « Le bar a été racheté ? Je... Je suis déjà venue il y a longtemps et... » Elle s'arrêta net, posant ses yeux sur la jeune brune, qui devait être dans ses âges. « Enfin, avant ce tragique accident. » Trop de questions, elle ferait bien mieux de se taire, mais c'est plus fort qu'elle. « Je suis désolée. » S'exclamait-elle, ne souhaitant pas importuner la barmaid.
ps: je me suis permise, j'espère que ça ne te déranges pas
Ce client était une femme, une blonde aux yeux bleus. Un visage qu’elle ne se souvenait pas connaître, qu’elle avait peut-être oublié. Elle s’installa au bar, face à elle. Elle ne devait pas être plus âgée qu’elle. Lila lui souriait. Être accueillant, c’était ça le secret de la réussite. « Et voilà. » Elle déposa le verre de bière devant la jeune femme. Lila posa également un peu bol de cacahuète, elle le faisait à chaque client. C’était offert par la maison, ça plaisait bien le plus souvent. Elle proposait des suppléments payants pour les apéritifs plus copieux, pour les affamés ou pour éviter les débordements dus à l’alcool. Les cacahuètes s’étaient bien pour commencer, Greg le lui avait dit un jour. Quand la jeune femme lui demanda si le bar avait été racheté, Lila se figea un instant. Heureusement que non, avait-elle pensé. Ce bar avait une histoire, une âme. C’est pour cela que Lila ne l’avait pas vendu, qu’elle avait choisi de le tenir malgré son jeune âge et son peu d’expérience. « C’est rien. Ça doit être normal de se poser des questions … Je suppose. » Elle esquissa un maigre sourire, un peu triste. Mélancolique. Elle ne se souvenait pas avoir déjà vu la jeune femme auparavant. Peut-être n’y avait-elle pas prêté attention à l’époque, trop obnubiler par Greg et les pompiers qui passaient. Elle passait le plus clair de son temps au bar, à discuter avec des personnes pleins plus vieilles, laissant souvent ses propres amis de côté le temps d’une heure ou deux. Elle avait besoin de ce contact, Lila. De se sentir mature, comprise, appréciée. Elle avait besoin d’être écoutée par ses adultes qui avait su la désigner comme mascotte. Elle repensait à ce temps avec nostalgie. Greg lui manquait terriblement. Les années ayant passés, le manque avait diminué mais son absence restait lourde. « J’ai hérité du bar à la mort de Greg, l’ancien proprio. C’était mon parrain, enfin, mon meilleur ami plutôt. J’ai rouvert le bar il y a quelques mois. Le temps de remettre tout à neuf, de vieillir pour avoir l’air crédible derrière un bar à gérer. » Elle détourna les yeux pour aller regarder les photos souvenirs. Elle était jeune à l’époque. Si jeune. Elle avait été brisée par ce drame, abattue par la mort de cet homme qu’elle avait tant aimé. Greg avait été important dans la vie de nombreuses personnes, dans celle de Lila particulièrement. « Ça doit faire bizarre de revenir et de voir tout changer ? De voir de nouvelles choses ? » C’était différent. Le bar aujourd’hui n’était qu’une reconstitution moderne de celui qui avait brûlé il y a quelques années maintenant. C’était nouveau et rien ne serait comme avant. Lila le savait, les anciens habitués qui venaient parfois le savaient également. « Je venais tous les jours ou presque, du temps de Greg. J’essaye de lui rendre hommage, en quelque sorte. » En alliant deux boulots, Lila mettait surtout sa vie entre parenthèse. Plus encore depuis son accouchement malheureux. Elle avait décidé de se noyer dans le travail pour oublier un à un les déboires de sa vie, pour oublier le pire pour penser aux mieux. Se mettre en parenthèse était ce qu’elle avait trouvé de plus sain, de plus réconfortant.
(désolée du retard. et tu pouvais te permettre, c'est fait pour ça. )
La dernière fois qu'elle avait mis les pieds ici, elle devait avoir onze ans. Son père l'entraînait souvent avec lui après les cours et elle y restait plusieurs heures. Elle lisait un livre, observait beaucoup, mais elle ne bavardait jamais, parce qu'elle était bien trop jeune pour comprendre les choses, bien trop immature. « Merci. » Balbutiait-elle, alors qu'elle passait sa main autour de la bouteille. Elle hésitait un instant avant de boire une gorgée de bière. Elle posait ses yeux sur les cacahuètes, se mordant nerveusement la lèvre inférieure. Le geste aurait été plutôt aimable, si Rosie n'était pas allergiques. « C'est gentil, mais je suis allergique, alors plutôt que de les toucher et ainsi les gaspiller, je préfère vous le dire. » Elle se sentait tellement stupide. Avait-elle besoin d'être au courant de son allergie ? S'en souciait-elle réellement ? Non. Rosie était comme ça, il lui arrivait d'en dire trop et de s'en vouloir la minute qui suit. Elle importunait une jeune femme pour des cacahuètes, stupide. Rosie passait donc instinctivement sa main sur son front, tentant de masquer ses joues rosées par la honte. Elle écoutait alors la jeune femme qui semblait troubler par tant de questions d'un coup. Il est vrai qu'elle se posait trop de questions, elle était trop curieuse Rosie. « Oh. » Mon dieu, elle se sentait terriblement mal à l'aise. Elle posait des questions à la meilleure amie du défunt. C'était tellement son genre de faire de telle bourde. A croire qu'elle les accumulait avec le temps. Elle glissait sa main derrière sa nuque, maladroite dans ses mots. « D'accord, c'est pour ça, le nom me parlait. » Les temps avaient changé désormais, tout comme sa complicité avec son père. Elle ne lui parlait presque plus, il l'ignorait, prétextait avoir beaucoup de travail. Cela faisait bien longtemps qu'elle n'avait pas passé un moment en sa compagnie. En souvenir du bon vieux temps, elle balayait le bar d'un regard, observant les moindres détails, observant les choses qui avaient changé. Dans le fond, ce bar restait le même, toujours aussi chaleureux. « Oui, je prends un coup de vieux tout à coup. C'est fou ! » Lâchait-elle, en se remémorant les bons moments qu'elle avait passés ici. « C'est un bel hommage. Je suis sûre qu'il est fier de vous. » Greg, le propriétaire pouvait l'être. Elle avait fait du bon travail et hormis quelques détails, l'histoire de ce bar restait la même. Elle se doutait bien que ce n'était pas chose facile. Bien sûr, elle avait dû retrouver l'ancienne clientèle, mais vu qu'elle semblait aussi jeune que Rosie, c'était déjà beaucoup de responsabilités. Rosie buvait donc une gorgée de sa bière, passant ensuite sa tête entre ses mains, submergée par toutes ces choses qui lui prenaient la tête. Elle aurait aimé passer outre, mais elle n'y parvenait pas. Rosie était presque affalée sur le bar, exténuée.
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