Il y a de ces jours où ça ne va pas trop. On ne sait pas pourquoi. Ou, en fait, ce n'est pas que tout va mal, c'est juste que n'est plus "aussi" bien qu'avant. Une sorte de régression à la moyenne. Tout finit par s'équilibrer. Mais l'important, c'est de savoir où se situe le point d'équilibre. Néanmoins, cela signifie également que les choses ne peuvent pas faire qu'empirer, tout comme elles ne peuvent pas faire que s'améliorer. Heureusement, d'ailleurs.

Mais là, j'ai le cruel sentiment que tout ne fait qu'empirer. Ou alors que ma "moyenne" sur l'échelle de "tout se passe bien dans ma vie" est incroyablement faible. J'ai l'impression de n'avoir aucun répit, aucun repos, comme si la vie me voulait me rappeler constamment mon passé, me mettre face à des responsabilités dont je me serais bien passé - même si c'est trop tard pour pleurer. Je déteste être dans cet état d'esprit. Ça me donne l'impression de carrément régresser, après tout, je m'étais dit qu'à partir de maintenant, ma nouvelle vie commençait, qu'il était temps d'avancer ! Et pourtant, me voici de retour à la case départ.

Toutefois, le contexte a légèrement changé, et j'ai maintenant des "moyens" pour remédier aux baisses de moral, à ces moments où mes heures les plus sombres refaisaient surface. Je possède dans mon entourage, une sorte d'ancre, un port d'attache, une personne m'ayant vue dans mes pires et mes plus beaux états. Et c'est cette personne dont j'ai besoin, maintenant. Un type de mon âge qui s'appelle Thybault, plutôt beau garçon, il faut l'avouer, mais aussi, un peu comme moi, une âme un peu torturée. Ce mec, c'était un peu mon reflet dans la glace, à quelques détails près.

Thybault habite encore chez sa mère dans le quartier résidentiel de fairmount district. Je ne me rends que rarement chez lui, mais lorsque c'est le cas, c'est que ça ne va pas trop. Voire pas du tout. En effet, j'ai accumulé les conneries ces derniers temps. Tout a commencé il y a plusieurs semaines, lorsque James est venu m'aider à ranger mon appart' et que ça a fini en murge internationale, sans aucun souvenirs le lendemain, tous les deux presque à poil dans mon lit. Puis, trois semaines après, une semaine de retard dans mon cycle nous a ravivé la mémoire, j'étais enceinte - pour la deuxième fois dans ma courte vie.

C'était l’hécatombe. Forcément, il a fallu que je prévienne James, mais la discussion que nous avons eu tous les deux a tourné au vinaigre - comme une fois sur deux entre nous - et on ne se parle plus. Genre vraiment plus. Ni lui, ni moi ne sommes décidés à nous reparler, ce qui change de d'habitude. L'enjeu est certainement trop important pour que chacun puisse pardonner facilement. Enfin, le fait est que je suis dans la merde jusqu'au cou, puisque mon rendez-vous pour mettre fin à cette grossesse est dans deux semaines - la gourdasse au téléphone n'a pas su m'en trouver un peu plus tôt. En plus, ce qui est horrible dans ce genre de centre d'appel, c'est que les gens au bout du fil - qui sont censé t'aider - te font la morale, te font clairement culpabiliser et sentir que t'es qu'une merde tueuse d'enfants. Oui merci, c'est la deuxième fois qu'on me le fait comprendre.

Enfin, j'arrive sur le palier de la maison de Thybault. Je jette un oeil à mon apparence quelques secondes - si jamais c'est sa mère qui ouvre, il faudrait pas qu'elle prenne peur, la pauvre. Bon, pour les fringues, ça passe, un jean et un tee-shirt tout bêtes, pour les cheveux, lâchés, un peu en bataille, et les gros cernes sous les yeux, ça le fait un peu moins, mais bon. Un sourire, et hop. Régression à la moyenne. Je prends une petite inspiration - comme si j'étais stressée alors que c'est juste Thybault, ou sa mère dans la "pire" des cas - et toque à la porte. Et quelques instants plus tard, Madame la-maman-de-Thybault m'ouvre.

« Bonjour Madame, je suis une amie de Thybault, dis-je en souriant, est-ce que je pourrais le voir ?

La maman de Thybault me sourit largement, et m'ouvre la porte.

« Entre donc. Il est... »

Alors qu'elle parle, j'observe Thybault qui sort du couloir derrière sa mère. Celle-ci suit mon regard et finit sa phrase en lui souriant. Le voir me donne déjà un peu de baume au coeur, et j'entre discrètement dans la maison, tandis que la maman de mon ami ferme la porte derrière moi. Celui-ci me sourit et m'étreint avec affection. Je passe mes petites mains derrière son dos et le serre contre moi. Son étreinte m'apporte réconfort et sérénité l'espace de quelques instants.

« Ça commençait à faire un moment. », dis-je avec un petit sourire.

J'entre dans la chambre de Thybault, tandis qu'il ferme la porte derrière lui. J'observe quelques instants la pièce - même si ce n'est pas la première fois que j'y entre. C'est plutôt simple, bien rangé. On ne décèle pas réellement la personnalité de Thybault sur les murs de sa chambre. Sa voix me sort d'ailleurs de mes observations. Il sait bien que ma venue ici signifie que trop de choses. Je me retourne vers lui, et remarque ses sourcils froncés, synonyme de son anxiété.

« Baaah... »

Je pose mes fesses sur le bord de son lit, et regarde mes pieds. Je ne sais pas tellement par où commencer. Tout se brouille un peu dans ma tête : ma grossesse, mon embrouille avec James, le fait que j'ai l'impression de ne plus avancer, d'être au point mort. C'est tout et rien à la fois. Mon passé qui m'étrangle, et s'amuse de me voir ainsi torturée, à nouveau. Je pense que ce qu'il doit savoir - le plus important à savoir en tout cas selon moi - c'est ma grossesse.

J'essaie de me dire que c'est pas grave, qu'après tout, ce n'est pas le première fois, que c'est une décision comme une autre, que de mettre fin à une grossesse. A vingt ans ! Qu'est-ce que tu veux faire d'un gosse à vingt ans ! La raison est là, mais de l'autre côté, le passé, une expérience difficile que je ne souhaite pas revivre à nouveau... Je reviens à Thybault qui doit attendre depuis quelques minutes déjà que j'ouvre la bouche, que je m'explique.

« Je... J'ai fait une connerie. Enfin, j'ai refait une connerie. Enfin, la première fois c'était pas tellement de ma faute, tu sais, mais je fais face à un choix difficile à nouveau. Enfin, non, c'est pas tellement que c'est un choix difficile, c'est juste... le moment à vivre qui l'est... Désolée, je m'embrouille. » balbutie-je.

C'est drôle, parce que, dans mon esprit, les choses sont parfaitement fluides, claires, lisibles. Et lorsqu'elles prennent forment sur mes lèvres, tout devient compliqué, douloureux. Douloureux... Je passe une main fébrile dans mes cheveux.

« J'ai couché avec James. Jusque là, c'est pas si grave, tu me diras. Mais on était bourré, on se souvenait de rien, on était même pas sûrs qu'on l'ait vraiment fait, tu vois...,commence-je, et puis, quelques semaines plus tard, j'avais du retard - une semaine - alors j'ai compris de suite... »

Plus mon récit avance, plus je sens que mes paroles sont décousues, je perds le fil, les mots se mêlent, se démêlent...

« J'en ai parlé à James, du coup - enfin au départ, je voulais pas lui en parler et faire ça en cachette, parce que c'était plus simple tu vois - mais... mais on s'est pourri - une fois de plus - mais cette fois... je sais pas, on ne s'est pas reparlé depuis, et... et, la connasse au téléphone, lorsque j'ai pris rendez-vous, elle m'a dit qu'elle avait pas de rendez-vous avant deux semaines, et... », continue-je, avant de m'arrêter, mes derniers mots mourant au bord de mes lèvres.

Mes paroles ressemblent à ce qu'il se passe dans ma vie, dans ma tête. Un flot décousu de pensées, d'événements, un bordel sans nom.

Thybault réagit, quelques instants après mes derniers mots. Il comprend pour ma grossesse, et d'assied juste en face de moi, silencieusement. Il pose ses mains sur mes genoux, comme pour me réconforter. Le fait qu'il ait évoqué cette grossesse à voix haute me fait fait l'effet d'un coup dans le ventre, comme si cela l'a rendait plus réelle.

« Ouais... », murmure-je.

« Tu vas avorter alors ? », demande-t-il.

« La question ne se pose même pas. Bien sûr que je vais avorter, Thybault. T'imagines un gosse à vingt piges ? »

J'ai un ton un peu dur, mais c'est pour ne pas faire d'état d'âme. Pour ne pas se laisser submerger par les souvenirs, le passé. J'essaie juste de rester rationnelle. J'essaie. Un silence s'installe entre nous. Peut-être que Thybault réfléchit à un moyen de dédramatiser la situation - si c'est possible. Ou alors il cherche une parole réconfortante, rassurante, une solution. Mais rien. Soit, il est choqué par mon choix - car, après tout, chacun a ses convictions, ses croyances et le droit à l'avortement peut en faire partie. Soit, il ne sait juste pas quoi dire, sachant bien que je suis dans l'impasse, d'une certaine façon, sachant que j'ai "raison". Car personne n'a raison lorsqu'il s'agit de tuer quelqu'un, surtout un être vivant qui n'a rien demandé à personne.

Puis, la voix de Thybault se fait entendre. Il me pose une question sur ma relation avec James. Puis, je m'aperçois que j'ai été bien bordélique dans mes explications, puisqu'il pense que je compte avorter sans en avoir parler à James.

« Non, non, James et moi, c'est purement amical - je sais on a couché ensemble, mais on était bourré - enfin j'en sais rien, on a une relation bizarre, mais pas au point de sortir ensemble, tu vois ? Mais bref, je lui en ai parlé, on s'est donné rendez-vous dans un café, l'autre jour, je lui ai dit que j'étais enceinte, que je voulais avorter, mais on s'est engueulé, comme souvent, et on se parle plus depuis... », explique-je à nouveau.

Je regarde les mains de Thybault posées sur mes genoux. Plus je m'explique, plus je me remémore les événements dans ma tête, plus la réalité, et la vérité me frappe de plein fouet, comme une sorte de tragédie grecque. Comme si mon destin était déjà tout tracé, comme si, finalement, tout ce qui m'arrive n'était que fatalité.

Puis, finalement, Thybault se prononce sur ma décision. Je ne sais pas s'il y est favorable, mais en tout cas, il dit qu'il m'accompagnera s'il le faut. Sans jugement, sans a priori. Je place une mèche de mes cheveux derrière mon oreille. Thybault est certainement une de mes meilleures rencontres ici, à white oak. Je souris légèrement avant de répondre :

« Je vais y réfléchir. Si jamais James ne donne pas signe de vie, je t'appellerai peut-être. »

James. Lui aussi est en quelques sortes un pilier de ma vie ici. Avec des hauts - beaucoup - et des bas - beaucoup aussi. Tout dépend de notre humeur, du temps qu'il fait. Nous deux, c'est très complice un jour, et puis rien le lendemain. On peut passer de longues conversations qui durent toute une nuit aux pires engueulades qu'il ait jamais existé. Que fais-je faire, s'il ne se manifeste pas ? Je n'ai pas envie de demander à Thybault de m'accompagner - car certes, il s'agit de mon ami, mais cette histoire ne le concerne pas, il n'a pas assumer ce qu'il s'est passé entre James et moi. Mais d'un autre côté, je n'ai pas envie de revivre un avortement seule. C'est bien trop dur.

« J'ai l'impression que... que je suis revenue au point de départ. Ma vie ici, c'est une nouvelle chance pour moi. Une chance d'être heureuse, de fuir mon passé difficile. Et pourtant, même si mon père n'est plus là, j'ai l'impression que tout me rattrape, tu sais, comme si, le sort s'acharnait, ou qu'on voulait me faire payer... mon premier avortement, quand j'avais quinze ans... »

Ma gorge se noue. C'est bien trop douloureux. Tout est trop douloureux. La douleur me compresse la poitrine.

« J'ai l'impression d'être un monstre, à force de tuer des pauvres grosses qui n'ont rien demandé... Qui sont juste le résultat d'une connerie, d'abord mon père, puis moi-même - comme si une première fois n'avait pas servi de leçon. Et... et ça m'angoisse terriblement... »

Je ne sais pas si j'ai envie de pleurer, ou de hurler. Ou alors, c'est peut-être juste une crise d'angoisse ou de je ne sais quoi qui menace d'exploser. Tu sais, ça prend tout l'espace dans ta poitrine, ça compresse tout, et ça te rend vulnérable. Vulnérable. C'est exactement ce que je suis en ce moment, vulnérable. Et dieu sait que c'est ce qu'il y a de pire. Parce que, finalement, c'est comme ça que tu t'exposes le plus au danger, mais aussi aux autres. Et moi, je n'ai pas ça. Je n'aime pas être ainsi exposée, palpable, lisible. Les gens en viennent à penser que tu es faible. Et faible, je ne le suis pas.

Les mains de Thybault disparaissent de sur mes genoux, alors je lève la tête. Celui-ci se relève et prend place à côté de moi, sur son lit. Ses bras forts s'enroulent autour de moi, et m'attirent à lui, silencieusement. Je passe un de mes bras dans son dos, à mon tour, tandis qu'il me chuchote des paroles réconfortantes à l'oreille. J'adore Thybault. J'adore sa présence, j'adore quand il me prend dans ses bras, j'adore son odeur. C'est comme la lumière au bout du tunnel, ou les rayons du soleil après la tempête. C'est chaud, rassurant, et ça fait office de calmant. Ses doigts jouent avec quelques mèches de mes cheveux, alors que je pleure silencieusement aux creux de ses bras.

Une fois calmée, Thybault s'écarte légèrement, et ses mains s'appuient sur mes frêles épaules. Son regard s'ancre au mien. Il me dit toutes ces paroles réconfortantes, qui me ramènent vers la raison. Il met le doigt sur des points essentiels, qui me "déculpabilise" de mon choix - car finalement, c'est ce que je ressens le plus : de la culpabilité. Être parent célibataire - même dans le meilleur des cas - y a pas pire pour un gosse. Malgré toutes les paroles du monde, le gosse comprendra forcément qu'il était pas voulu.

Thybault et moi le savons très bien. Enfin, non, je dis n'importe quoi. Ma mère est morte en couche, et mon père a été forcé de m'élever alors qu'il venait de perdre la femme de sa vie. J'étais voulue, et j'ai été conçu avec tout l'amour du monde, je pense. Si ce drame tragique n'était pas arrivé, qui sait où j'en serais aujourd'hui ? Il s'agit juste d'une "erreur de parcours". Alors que Thybault, lui... Son père n'a jamais voulu de lui.

Si je ne culpabilise plus - en tout cas, moins - pour mon avortement, je culpabilise maintenant pour tous les souvenirs et pensées que cette situation a dû faire remonter à la surface pour Thybault. Lui non plus, n'a pas eu une vie facile. Quand je pense qu'il est condamné... Je ressens beaucoup de peine.

« Excuse-moi... Tu dois te sentir concerné quelque part, par tout ce que je te raconte. Tu aurais préféré que ta mère avorte, toi ? Enfin, je ne sais pas tellement si ce genre de questions se posent, mais... J'aimerais bien savoir comment toi, tu l'as vécu. Au final, toi et moi, on a chacun grandi sans un de nos parents, mais pas pour les mêmes raisons, alors... je me dis que ça doit être différent. »

Je sais bien que ce n'est très délicat comme question, néanmoins, Thybault et moi nous ressemblons sur pas mal de points, et j'aime toujours savoir quel est mon reflet sur le miroir. Même si d'un premier abord, il semble être mon parfait reflet, certains détails peuvent ne pas s'avérer identiques lorsque l'on y regarde de plus près. Toutefois, je ne veux pas forcer Thybault - moi-même je ne tiens pas forcément à raconter ce qui est douloureux, même pour un ami proche.

« Je te force pas à en parler, bien sûr. Je sais que ça peut être douloureux. »

Je scrute le visage de Thybault, tentant d'y déceler une information, un détail qui pourrait me dire si j'ai été trop loin ou non. Mais non, rien. Il semble juste réfléchir. Pendant ce temps là, j'essaie de dessiner des constellations dans ma tête, avec les grains de beauté de son visage. C'est dingue, tous ces grains de beauté sur son visage ! Mais soudain, ma contemplation est interrompue par Thybault lui-même qui secoue la tête, avant de répondre. J'écoute silencieusement, pendue à ses lèvres.

Il n'a jamais parlé de son père à qui que ce soit. Je comprends qu'il va donc m'en parler à moi - à condition que je ne le prenne pas en pitié. Bizarrement, ça me touche beaucoup, de savoir que Thybault me fait confiance à ce point, que je suis en quelques sortes "privilégiée". Lorsqu'il me demande de ne pas le prendre en pitié, je hoche la tête doucement, et plante un peu plus mes yeux dans les siens avec attention. Plusieurs informations me sont alors délivrées : une maladie aux poumons, un père qui en est décédé plutôt jeune. Et un Thybault qui peut tout autant mourir demain.

Merde. Je me trompais sur toute la ligne.

Après tout ce n'était pas ma faute, Thybault ne m'avait jamais vraiment expliqué auparavant, tout ce que j'avais n'était que des suppositions. Une grossesse non prévue, et un père qui se cavale à la première occasion, laissant derrière lui un fils, et une mère, à l'abandon. Après tout, ce n'était pas si rare, à notre époque ! Mais non, la réalité était bien plus complexe que cela. Le père de Thybault était mort.

Le fait de savoir tout cela me gêne encore plus d'avoir posé de telles questions, car ce que je pensais être une "simple" histoire de père qui n'assume pas ses conneries, devient en fait la perte d'un être cher, emporté par la maladie. Je me triture les mains, nerveusement, et me mord légèrement la lèvre, regrettant d'avoir posé toutes ces questions à Thybault, s'en m'être réellement interrogée sur les conséquences.

Mais, pendant que j'y réfléchis, Thybault reprend la parole, pour m'expliquer son avis sur la question de "l'avortement". Sa réponse ne m'étonne pas réellement. La maman de Thybault est une femme comme on en croise pas tous les jours. Une personne adorable, très courageuse, qui vous inspire de suite confiance. Qui peut vous traiter comme sa propre fille ou son propre fils quelques minutes après avoir fait connaissance. Une maman poule, comme le décrit si bien Thybault. Du coup, forcément, il tient à elle, et il est heureux d'être là pour la soutenir. De toutes façons, je pense que c'est le seul moyen de s'en sortir dans ce genre de situation : compter sur la cohésion, l'amour maternel.

J'observe Thybault tapote sa cuisse avec ses doigts, visiblement gêné. Je n'ai pas dit un mot depuis quelques minutes, un peu sous le choc, et un peu embarrassée, moi aussi. Mais, les questions qu'il me pose vont pouvoir me donner l'occasion de me ressaisir. Si j'aurais voulu ne pas être née ?

« Je ne sais pas... Un peu des deux, je pense. Mon père m'a clairement fait comprendre que j'étais un boulet pour lui, un fardeau, que c'était à cause de moi qu'il buvait, et toutes ces choses, soupire-je, ma mère est décédée "à cause de moi", donc finalement, en arrivant au monde - chose qui devait faire le bonheur de mes deux parents plus que tout au monde - je les ai rendu malheureux, tous les deux. Et par la suite, j'ai pas eu ce qu'on appelle "une vie facile" non plus, donc bon... Même si j'étais désirée, la suite des événements a changé la donne... »

Je m'arrête un instant, passant mes doigts fragiles dans mes cheveux. C'est sûr que je n'ai pas eu une vie facile. Mais, aujourd'hui, je suis encore là, malgré tout.

« Mais bon, après un viol, un avortement, des années de solitude, la perte d'un être cher... Je suis encore là. Je me dis que si ma mère était encore là, ma vie n'aurait pas du tout été celle que j'ai eu, mais j'ai quand même rencontré des gens formidables, des amis géniaux - dont tu fais partie - ma seconde, ma seule même ! famille. J'ai traversé des moments qui m'ont rendue plus forte, qui m'ont fait prendre conscience de combien il y a de choses précieuses dans ce monde, qu'il ne faut pas gâcher sous prétexte d'un passé difficile, alors... on se bat, et on se dit qu'on n'est pas là pour rien, finalement. », souris-je.

M'entendre dire ses mots me font me rendre compte à quel point j'ai changé depuis mon départ de Londres, à mes quinze ans. Lorsque je suis arrivée à Miami pour étudier, j'étais encore fragile - sous mes airs de chat sauvage - blessée jusqu'à l'os, totalement en perdition, sans personne sur qui s'appuyer. Je me disais que tout était de la faute de mon père, que je n'arriverai plus jamais à être heureuse. Je ne dis pas que je le suis aujourd'hui à cent pour cent, mais j'essaie. J'essaie.

« Je suis désolée pour ton père - oui, je sais, tu m'as dit pas de pitié gnagnagna - mais ça n'empêche rien. Je pensais qu'il vous avait abandonné de son plein gré alors que la vérité est tout autre. J'ai posé la question sans vraiment réfléchir. », poursuis-je.