«
Vous écoutez White Oak Radio et si comme nous vous êtes déjà debout c’est que vous savez ce que c’est de travailler tôt et croyez-nous, on compatit. Il est sept heures du matin et nous sommes le 11 mai et vous savez ce que ça veut dire ? » Tu marques une pause, comme attendant de l’audience une réponse qui ne risque pas de venir. «
Vous ne savez pas hein ? Vous avez oublié ? Bande d’enfants indignes. Aujourd’hui c’est la fête des mères et grâce à moi vous savez qu’il vous reste jusqu’à ce soir pour acheter un cadeau. » Et pour se rattraper il n’y a plus qu’à acheter une maison ou une voiture, pour prouver aux mamans de partout que non on ne les a pas du tout oubliées et on les aime. «
En attendant, un mot pour toutes les mères qui sont nos Wonder Woman, costume ou pas. Et on vous passe Bohemian Rhapsody pour vous rappeler que si vous commettez un meurtre la première personne à appeler c’est votre chère maman. » La chanson commence et tu fermes ton micro pour pouvoir souffler sans être entendus par tous les gens en train de conduire et d’écouter la radio en même temps. Tu as déjà envoyé un SMS à ta mère juste en te levant – on est un bon fils ou on ne l’est pas, go big or go home – et tu as l’intention de l’appeler après le travail. Il n’y a sans doute personne sur terre que tu respectes autant que ta mère, pas même Barack Obama, pas James Bond, pas Neil Armstrong, non. Ta mère elle t’a tout appris, ta mère elle t’a élevé toute seule sans avoir besoin d’homme, sans avoir besoin de personne pour l’aider, ta mère a été de ces héroïnes que l’on passe sous silence et c’est bien dommage de devoir attendre un jour par an pour lui rendre hommage mais c’est comme ça. Y en a qui ne doivent rien à leurs parents – outre la vie mais la génétique c’est un peu spécial – et toi tu ne dois rien à ton père. Le connais pas, veux pas le connaître. C’est à une femme que tu dois tout et tu te dis souvent que si tout le monde était aussi fort et bon que ta mère eh ben on vivrait dans un putain de Nirvana. «
Joli discours, dis-moi t’aurais pas un tatouage avec un gros cœur sur lequel y a écrit ‘‘Mom’’ quelque part ? » Tu attrapes une feuille, la roules en boule et la jettes sur ta co-animatrice pour essayer d’effacer ce sourire mais elle n’en rit que plus fort et toi aussi. Tu ne l’attaques cependant pas plus, tu n’as jamais été fan de bordel et surtout tes supérieurs n’apprécieraient guère de retrouver une porcherie à la place de leur studio. «
C’est pas parce que t’es une fille ingrate que tout le monde l’est ! » Pour peu tu lui jetterais ton café à la figure mais c’est brûlant, salissant et tu n’es pas méchant à ce point. Et surtout tu as l’intention de le boire. Ce n’est pas humain de devoir travailler aussi tôt, surtout que tu habites loin toi, faut faire un long trajet pour venir. Alors c’est au boulot que tu te réveilles, pendant les chansons, feignant d’être jovial à chaque fois que tu dois parler dans le micro. Tu as pitié de l’équipe qui fait le créneau trois heures-six heures. A cette heure-ci les trois trucs avec lesquels tu vis doivent être en train de se réveiller. Ils font toujours un bruit pas possible qui te donne envie de les étrangler quand tu es toujours en train de dormir. Non mais c’est pourtant pas compliqué de se lever silencieusement, tu le fais tous les jours toi ! Ils verront le jour où tu commenceras à foutre le bordel en te levant à cinq heures et demie tiens, ils seront contents du voyage. Les derniers accords de Bohemian Rhapsody retentissent et tu remets ton casque pour te rapprocher du micro. «
Ca fait toujours du bien d’entendre des classiques, n’est-ce pas ? Allez, je vous oriente vers Alice Archer pour les actualités du jour. » Ce qui te permettra bien évidemment de faire tout ce que tu peux pour distraire ta collègue alors qu’elle est en train d’annoncer aux internautes les nouveaux désastres planétaires. C’est difficile d’être professionnel surtout quand la plupart de ceux qui travaillent à la radio sont des étudiants. Tu essaies pourtant mais tu sais que tu finiras par te faire virer ou te barrer. Non pas que tu sois vraiment fauteur de troubles, tu n’es juste pas fait pour rester trop longtemps dans la même chose. Du moins pas niveau boulot, ce doit être un résidu du fantasme d’espion. Ou peut-être que tu as peur. Tu n’y penses jamais, tu ne penses jamais à ton futur. Tout ce que tu sais c’est que tu auras une inutile licence de littérature pour faire plaisir à la daronne. En parlant de littérature… Tu te redresses d’un coup sur ton siège et prends ton portable en marmonnant une vulgarité.
+Mila j’ai cours c’t’aprèm tu peux amener mon bouquin de Eochaidh Ó hEoghusa à l’université ?
+De qui ?
+C’est écrit sur la couverture banane.
+Tu devrais être poli ou tu l’auras pas.
+C’est écrit sur la couverture madame banane. Tu peux me l’amener stp ?
+C’normal que c’est pas écrit en anglais ?
+C’est du gaélique cherche pas et ramène.
+T’as de la chance que je te déteste pas.
+Tu pourrais pas même si t’essayais.
Et tu te renfonces dans le siège avec satisfaction, tu es sauvé. Quoi que ça t’aurait fait une excuse pour ne pas aller en cours. Trop tard, tu as déjà mandaté Mila. Bah, tant pis, au pire c’est pas la mort la littérature irlandaise du seizième siècle, des fois on tourne un peu en rond mais une fois qu’on appris le gaélique on peut trouver des trucs intéressants. Puis y a aussi les autres siècles après mais ça c’est un peu différent, tu vas pas avoir un diplôme dessus, y a pas la même connexion émotionnelle.
Tu gares la voiture en bas de la maison et rentres en te demandant si elle sera vide, s’il s’y trouvera un de tes amis ou si tu seras accueilli par un désastre, ce qui arrive régulièrement. Il n’y a là que Lucas affalé sur le canapé. «
Alors et les irlandais du seizième ? » «
Toujours aussi morts. Les lois ont changé ? » «
Pas que je sache. » Tu acquiesces comme si c’était un sujet grave et que tu étais soulagé d’avoir eu un délai. Tu fermes la porte de ta chambre derrière toi sans la claquer, tu n’admets pas la violence à l’encontre des portes. Il n’y a nul comité militant pour cette cause cependant s’il y en avait un tu en serais membre. Tu t’accoudes à la fenêtre, fixant le vide de la rue comme si tu y attendais un signe, fut-il divin ou diabolique. Un signe de quoi ? Tu le sauras lorsque tu le verras je suppose, St-Thomas ou quelque chose comme les saints. Les saints c’est pas ton rayon, toi tu tapes dans les poètes inconnus du pays de la patate et des farfadets. Le signe ne vient pas, un ange passe entre les sonneries du téléphone. Le répondeur se déclenche au moment où tu soupires. «
Ecoute maman tu réponds pas donc rappelle-moi quand tu peux, je voulais juste te souhaiter une bonne fête des mères, il faudra qu’on aille dîner tous les deux un de ces soirs. T’es la meilleure, je t’aime. » Oui, ça te déroute un peu qu’elle n’ait pas décroché, tu n’as pas l’habitude, sauf qu’on ne s’inquiète pas pour ça. C’est la famille c’est comme ça on peut pas s’en empêcher. C’est comme l’abruti bouclé sur le canapé là, c’est la famille, ça se laisse pas tomber. T’as pas de père mais t’as un frère ou c’est tout comme, z’avez les mêmes grands parents ça vous suffit. T’es content de l’avoir traîné au Canada ce yankee-là. D’ailleurs il est temps d’aller tenir compagnie à l’animal. Tu t’affales sur le canapé avec lui et connectes la deuxième manette sans un mot pour rejoindre la partie. Lucas grommelle et tu crois vaguement comprendre que ça le fait chier de commencer une partie multijoueur, qu’il avait un bon score, mais tu ne l’écoutes pas, tu te contentes de botter les pixels qui forment son cul avec les pixels qui forment ton arme. Après quelques parties acharnées tu mets pause et poses ta main sur son genou avant de le regarder dans les yeux. «
Mec faut qu’on parle. » Il te regarde, de toute évidence peu sûr de l’attitude à prendre, s’agit-t-il d’une autre de tes blagues élaborées ou es-tu sérieux ? «
Tu ne peux pas avoir oublié le fils du voisin, celui qu’on a essayé d’orienter vers Apolline ? » Un léger sourire apparaît sur les lèvres de ton cousin alors qu’il se détend et t’assure que non, quelqu’un comme ça ça ne s’oublie pas, surtout quand on vit à côté. «
Eh bien nous avions découvert qu’en réalité ce n’était pas notre blonde nationale sa proie mais plutôt moi. Et de toute évidence je ne peux pas répondre à ses attentes, tu sais bien que je ne suis pas un homme libre et que j’ai des devoirs à remplir envers Daphné. Pourtant il faut bien qu’il trouve quelqu’un ce pauvre garçon alors on s’est tous dit que tu pourrais être notre sacrifice. Il le faut, pour nous tous. » Commençant à comprendre ce qui se profile dans ton esprit, Lucas semble prêt à protester mais tu ne lui en laisses pas le loisir, posant une main sur son épaule avec un air grave. «
Chut, chuuut, ne sois pas égoïste. Tu sais que quelqu’un doit le faire. Donc je t’ai dégoté un rendez-vous avec lui. Ce soir. » Les quelques secondes de silence qui suivent peuvent sans doute être attribués à la surprise titanesque qui rend muet ton ami. L’hébétude est cependant de courte durée et le jeune homme retrouve ses esprits, confronté à l’horreur de la situation. «
QUOI ? TU TE FOUS DE MOI ? MAIS ANNULE CA ! » Tu secoues la tête et te mords la lèvre, confronté à la trahison, comprenant malgré tout sa faiblesse humaine face à la tâche gargantuesque qui l’attend, ce qui ne t’empêche pas de désapprouver sa conduite. «
Démerde-toi mon pote. » Sur quoi tu te lèves et quitte la pièce en maître. Tu aimes pousser tes blagues loin, sinon tu considères qu’elles n’ont pas raison d’être, c’est une partie assez méticuleuse de toi-même. Sur la pas de la porte tu te retournes pour faire face à celui qui n’en revient toujours pas, le cul toujours collé au canapé. «
Et puis ça se trouve c’est un type super, tu verras, il te plaira peut-être. C’est mal les préjugés Lucas. » Le secret d’un discours réussi c’est une sortie réussie. Et celle-ci, je lui mets dix sur dix, nailed it. Tu as trouvé un logement au jeune, tu peux, pourquoi pas, lui trouver quelqu’un qui lui donnera envie de quitter ledit logement. Certes, tu doutes que ce soit le fils du voisin, surtout sachant que ce n’est pas trop l’orientation de ta victime mais qui sait ? Un miracle, des fois, alleluia et le saint esprit et la colombe blanche et bim ! Encore que apparemment l’église aime pas trop les homosexuels alors ce sera difficile de mettre Dieu en tant que responsable. Au moins ça fera plaisir au voisin si Lucas arrive pas à annuler et toi ça te fera rire. Beaucoup. C’est ton côté Méphistophélès. C'est ce côté diabolique qui rend impossible la pensée de rester dans ta chambre alors que tant d'opportunités s'ouvrent à toi, un monde infini de vacheries. Ta tête repasse l'embrasure de la porte. «
Tu sais quoi ? Je suis quelqu'un de clément. Alors pour t'aider je vais te donner mon grand secret de séduction. » Car nous savons tous que tu es un maître. «
Récite-lui de la poésie. En gaélique. Les femmes ne comprennent pas - sauf si elles parlent le gaélique mais franchement dans cette ville on est pas beaucoup - et même si elles comprennent la poésie ça a un côté maudit tu vois. Ça marche à chaque fois. » Bien sûr, bien sûr. Il y a une légère part de vérité dans ce conseil. Très légère certes, volatile même mais présente. Ajoutons qu'avec le physique de ton cousin on peut généralement même réciter des comptines et la personne en face répondra un oui massif. Certains avantages génétiques. «
Après pour les hommes je sais pas j'ai jamais essayé mais tu peux tenter ! Tu me raconteras j'espère ? » Et de faire une nouvelle sortie, cette fois définitive, alors que tu t'imagines l'autre fulminant, s'arrachant les cheveux sur son sofa à te maudire tout en se demandant comment annuler. Peut-être, qui sait, peut-être au fond caresse-t'il l'idée d'aller à ce rendez-vous et de trouver l'amour là où on ne l'attend pas ? Ouais non peu probable mais en attendant c'est hilarant. Il n'y a bien qu'à la radio et avec ces trois là que tu es comme ça, tu n'es pourtant à la base pas quelqu'un d'extrêmement loquace ou jovial. Ils font ressortir le meilleur et le pire de ta sale tronche.
«
Elle est pas là ce soir Daphné ? » Tu as presque la tête dans ta purée et tu lèves à peine un œil vers la blonde dont tu as parfaitement reconnu la voix. Toute énergie vitale t'a quitté. C'est une espèce de grognement inhumain qui monte de ta carcasse. «
Hmpf. Non. » Tu entends les pieds de la chaise à côté de toi racler le sol alors qu'elle y prend place et se rapproche de toi. «
Qu'est-ce qu'y a ? Y a quelque chose qui va pas entre vous ? Qu'est-ce qui se passe ? » Tu te redresses, une espèce d'air d'incompréhension cartoonesque peint dans chaque trait de ton visage. «
Quoi ? Non, bien sûr que non ! » Apolline a un don indéniable pour se faire des films, surtout quand il s'agit de ta relation avec Daphné. Elle est une hardcore shippeuse de la vraie vie et il est dur parfois d'être l'objet de l'attention de telles personnes. «
Ah ouais ? Alors pourquoi elle est pas là ? Je suis sûre ça va mal parce que tu veux pas emménager avec elle ! Tu sais que tu peux tout me dire ! » Elle marque une légère pause. «
Non en fait tu dois tout me dire. » Est-ce que tu devrais avoir peur d'être face à une ex psychotique ? Peut-être. Deux démons se battent en toi. L'un veut juste reculer doucement, lentement, comme une feinte, et fuir les lieux du drame. L'autre gagne et te voilà à brandir ta fourchette dans un geste désespéré et rageur, comme si tu en appelais au ciel de regarder ce qu'on t'oblige à subir. Mais le ciel regarde Francis. Et le ciel s'amuse. «
Jesus Christ, Apo ! Non ! Elle est chez ses parents pour dîner ! Et je te rappelle que l'emménagement c'est mon idée et on en a pas encore parlé ! Qu'est-ce qui va pas chez toi ? » Si tu écoutais la blonde Daphné et toi auriez déjà un château et dix enfants dont elle serait marraine. Non pas que tu sois profondément opposé à l'idée du château ceci dit, ça a un attrait fantasque qui ne peut être nié. Mais tout de même ! Bien sûr ce n'est aucunement avec méchanceté que tu lui parles, ça fait du bien d'avoir des shippeurs même si ça met une pression indéniable sur un couple. «
Okay tout va bien je te l'accorde. N'empêche je te vois pas en train de faire tes valises. » C'est normal tu n'es pas en train de les faire, tu es en train de manger de la purée, elle veut que tu meures de faim ou quoi ? Ou alors elle veut que tu te casses, c’est peut-être ça, elle veut se débarrasser de toi l’ingrate ! Faudrait-il lui rappeler que si tu pars elle paiera plus cher son loyer ? «
Pourquoi, tu veux ma chambre ? Tu l’auras quand je serai mort ! » C’est un peu extrême, mais il ne faut pas avoir peur des extrêmes. Ou plutôt si, ce n’est cependant pas la question. Ce n’est pas des extrêmes que tu as peur. «
Tu sais que je lui ai pas encore demandé. » Pourquoi ? Tant de choses, oh tant. Déjà, et si ça brisait ce que vous avez ? Emménager ensemble ce n’est pas rien, ça change une relation, le quotidien peut tuer l’amour aussi sûrement qu’un serpent peut détruire un royaume. Puis c’est symbolique. C’est une toute nouvelle étape de la relation et en un sens tu as toujours été comme ce père qui t’a manqué : phobique de l’engagement. C’est toujours en essayant de différer de quelqu’un qu’on leur ressemble, et que l’on parle de malédiction ou de karma, cela ne t’empêchera pas de courir, fuyant peut-être non pas le passé mais le futur. Te fixer, t’installer, tu n’as jamais voulu le faire, tu n’as jamais cru que tu le ferais, tu ne t’es jamais vu que jeune et con. Pourtant tu en as envie quelque part, le désir s’est niché dans ta poitrine juste à côté de ton cœur. C’est fatigant d’être seul et sauvage, c’est rassurant d’avoir quelqu’un, une constante dans cette planète qui tourne si vite. L’amitié et l’amour ont des saveurs différentes. «
Et je vois pas pourquoi, je te l’ai déjà dit. » «
Je sais pas, et si l’idée la tentait pas ? » Tu joues avec la nourriture, regardes ton assiette. Evidemment ce n’est pas que ça mais la peur d’un refus est tout aussi présente que les autres, bien qu’elle soit irréelle et peu fondée. «
QUOIIIIII ? MAIS NOOOOOOOON. On t’a déjà dit que tu te faisais du souci pour rien, elle va sauter sur l’occasion et on le sait tous. » C’est fort probable oui, à peu près aussi probable que le nouveau film de Michael Bay soit relativement mauvais mais fasse des bons chiffres au box office. Donc tu vois mon garçon, tu as toutes tes chances. Surtout connaissant Daphné qui se dit sans doute qu’il est temps qu’elle quitte la maison de ses parents, quelque adorables qu’ils soient. «
Eh bien je le ferai. Mais à chaque exhortation de ta part ou de celle de Mila, sachez que je compte retarder ma demande d’une semaine. » L’arme ultime pour arrêter les fangirls. En vérité c’est très intelligent, je ne sais pas si j’y aurais pensé mais tu peux parfois me surprendre en bien. Apolline, vexée face à un tel chantage dont tu n’as pas le moins du monde honte, ouvre la bouche et te regarde avec outrage avant de te frapper sur l’épaule suffisamment fort pour manquer de te faire recracher ta purée. Tu avais oublié qu’elle avait de la force quand elle voulait la brindille. «
Oh ! C’est du chantage ! » Elle a tout compris. «
Ehonté ma chère, éhonté. »
«
Elle devrait courir dans l'autre sens. » «
Elle devrait vraiment courir dans l'autre sens. » tu approuves, contemplant la stupidité humaine portée à l'écran. «
En sa faveur l'irrationalité est courante en situation de terreur. » On peut excuser des choses sur le compte de la terreur jusqu'à un certain point seulement tu sais. Après, cela tombe juste dans la débilité profonde et non plus dans l'irrationalité naturelle qui vient en période de stress - quoique tu sois mal placé pour en parler, vu ta propension à très mal réagir en périodes de stress. Cela tombe dans la débilité profonde car à un certain point, la rationalité et l'irrationalité s'effacent pour laisser place à ce que l'on appelle un instinct de survie, quelque chose d'assez courant chez tous les mammifères. Donc elle est débile. Malgré tout il est difficile de jeter la pierre à ces gens du haut de son canapé confortable alors qu'un maniaque armé d'une tronçonneuse leur court après. Tu es avachi sur le sofa, Daphné blottie contre toi, ton menton presque posé sur le sommet de sa tête. Vous avez tous deux une bière à la main. Il y avait à l'origine Lucas sur ce canapé mais lorsque vous vous êtes installés il a trainé un peu avant de battre en retraite dans sa chambre, vous laissant seuls face à cet adorable film familial connu sous le nom de
Massacre à la tronçonneuse. Malgré le choix de film assez trivial et éloigné d'une comédie romantique - mais les comédies romantiques sont rarement brillantes - ça fait du bien de passer un peu de temps au calme tous les deux. Soudain la main de Daphné se crispe sur toi alors qu'elle sursaute avec un petit cri. Enfin pas un petit cri mais ces espèces d'aspirations sonores que l'on a lorsque l'on est pris au dépourvu à un coin de couloir. «
Okay celle-là m'a eue. » Tu ris et passes ta main dans ses cheveux avec un air faussement suffisant. «
Ouais ouais fais donc comme si tu étais brave et que tu n'en avais rien à faire, je sais que tu as peur. » C'est cela, fais donc comme si toi-même en menais large. C'est à qui sursautera le moins. Se faire peur pour se rappeler que l'on est en sécurité. Typiquement humain cela. Mais qu'êtes vous si vous n'êtes humains ? Tu sens ta petite amie se redresser et quittes des yeux le film. «
Merde j'ai renversé de la bière, je vais me nettoyer sinon ça risque de faire une tache. » Avec une lenteur quasi-léthargique tu étends ton bras vers la télécommande et mets pause. Un film d'horreur est mort à partir du moment où on en sort, c'est la beauté de la chose mais aussi ce qui leur nuit gravement. La brune se lève et tu la regardes se diriger vers la cuisine sans un mot. Alors qu'elle quitte la pièce et que tu te retrouves seul dans le salon tu te fais la réflexion que ouais, tu l'aimes. C'est bien la première fois que ça t'arrive. Tu as apprécié des filles mais les aimer ? Jamais vraiment. Il faut une première fois à tout. Il fallait bien que ça arrive. Ça arrive même aux gens bien tu sais, c'est même généralement considéré comme une bénédiction, sauf quand on s'appelle Roméo ou Juliette. Elle est la preuve que des fois quand quelqu'un nous plait immédiatement ce n'est pas une mauvaise chose d'insister un peu tant que cela ne tourne pas au harcèlement. L'université et la littérature irlandaise du seizième siècle n'auront finalement pas été une perte de temps puisque leur impressionnante bibliothèque t'aura permis de rencontrer une certaine brune. Finalement Daphné revient dans la pièce avec sur son T-Shirt une trace mouillée et tu lui souris. «
On arrête ? » Continuer n'a plus grand intérêt maintenant que vous êtes sortis de l'ambiance - ingénieusement mise en place par ailleurs - du film. «
Okay, si tu étais curieuse, tout le monde meurt sauf la blonde, parce que les blondes c'est fort. » Serait-ce une manière détournée de dire à ta copine qu'elle est faible ? Non, juste un vague commentaire en passant sur la survivante traumatisée du massacre à la tronçonneuse texan. Ah, et on se demande pourquoi les gens n'aiment pas les états du sud. Entre les rednecks et ce film faut pourtant pas aller chercher bien loin. A côté de vous la télévision est toujours figée sur une image peu ragoûtante de métal et de - parties de - corps ensanglantés. Tu lui fermes le clapet d'un doigt bien placé sur le bouton off. Tu ouvres les bras et Daphné revient s'y mettre. Tu l'embrasses, elle te le rend bien et après une dizaine de secondes vous vous détachez. Ses lèvres ont un arrière goût de bière au cassis. «
Bon, on fait quoi maintenant ? » Tu pourrais finalement lui poser cette question qui s'est nichée dans ta tête et a marché partout depuis un moment. Ce serait simple. "Ça te dirait qu'on se prenne un appart ?" Et si c'est oui, génial, y a plus qu'à regarder chez des agences immobilières et si c'est non, tant pis, vous continuez comme vous êtes présentement. Sauf que voilà, en substance c'est bien joli mais c'est un peu plus compliqué que cela. Bien plus en réalité. Ce n'est pas comme une demande en mariage loin de là mais cela mérite une réflexion que tu n'estimes pas encore avoir complétée, sans que l'idée te traverse qu'elle aussi aurait peut-être besoin d'une réflexion mais qu'elle aura du mal à s'y mettre si tu ne lui demandes pas. Enfin, les voies du cerveau sont mystérieuses. Tu choisis l'option de la facilité, de la lâcheté, de la fuite. Comme tu l'as toujours fait. «
Je sais pas, y a pas de plan ce soir. Juste toi et moi et tout ce qu'on peut imaginer. » Tu lui souris et tu goûtes à nouveau ses lèvres. «
Je propose qu'on laisse le canapé en-dehors de ça. » Je suis d'accord. Pauvre canapé, laissez-lui son innocence.
Et on finit sur un banc comme un navire finit sur le rivage, échoué. Le monde est encore endormi, il ne pense qu’à lui-même. Après tout c’est beau un matin qui ne songe pas encore aux hommes. C’est un de ces silences vivants, peuplé d’échos d’oiseaux, de voitures peut-être au loin mais pas d’humains. Un banc ça voit passer les saisons et les ans et si on est moins poétique ça voit aussi passer les fesses de beaucoup de gens. Des jeunes des vieux, des histoires de vie et vous deux vous êtes là, assis sans un mot à regarder le vide d’un parc à l’aurore après une nuit à écumer fêtes, boîtes et bars. Il y a toujours de la musique dans vos oreilles et de l’alcool dans votre sang. Rien de ce que vous n’avez fait n’était le moins du monde raisonnable mais vous vous en repentirez un autre jour. Pour l’heure vous ne parlez pas, pas un seul mot, votre seul échange est un paquet de pop corn salé entre vous deux dans lequel vous piochez régulièrement. Mila et toi n’avez pas besoin de raconter quoi que ce soit, vous vous comprenez dans ce silence mutuel qui est un repos après toutes vos tribulations. Toutes ces années vous ont permis de tout dire en un regard, ce qui ne vous empêche pas, bien souvent, d’user de plus de mots qu’il n’en faut. Ca fait tellement longtemps à vrai dire que tu as oublié ce que c’était qu’une vie sans elle, ça ne te vient pas à l’esprit. Ca ne devrait pas. Mila c’est comme Lucas, c’est la famille, ça ne se discute pas, ça ne se fuit pas, c’est sacré. Qui sait ce que tu serais devenue sans elle ? Nous avons tous appris que chacun avait en lui du bien de du mal et qu’il avait le choix de ce qu’il devenait mais je suis intimement persuadée que certaines personnes ont une propension innée à un côté ou l’autre et qu’ils doivent se battre pour faire pencher la balance dans le sens contraire. Et il est impossible de voir à travers les gens pour distinguer les fumées qui se mêlent entre eux, pour voir ce qu’ils sont, leurs combats. Toi ? Toi je vois à travers toi, c’est ce que fait une conscience. Tu ne l’as peut-être même jamais su mais ta propension ne penche pas du bon côté de la balance. Et je sais que tu ne l’as jamais su grâce à cette brune assise à côté de toi. Après tout comme on le dit, la vie c’est d’abord des rencontres. Des gens qui t’ont tendu la main, peut-être à un moment où tu ne pouvais pas, où tu étais seul chez toi. Et autres réflexions philosophiques. Toujours sans dire un mot tu tournes ton buste vers ta meilleure amie et ouvre les bras pour lui offrir un de ces fameux câlins que tu dispenses toujours inopinément mais seulement aux quatre qui vivent avec toi et à ta mère. Mila te rejoint sans hésiter et vous restez là quelques secondes avant de mettre fin à l’embrassade. «
Rappelle-moi de ne plus jamais boire. » Elle secoue la tête, quoi que pas trop vigoureusement puisqu’elle aussi doit entendre l’angélus dans son cerveau mais sourit. «
On y croit. » Certes, personne n’y croit le moins du monde. Finir une soirée sur un banc à cinq heures et demie du matin c’est une bénédiction et il est hors de question que vous décidiez de ne plus jamais le faire. Toute gueule de bois engendre du remords et des promesses jamais tenues mais jamais de regrets, c’est la règle. Pas de retraite, pas de capitulation. Ca c’est une promesse à tenir. Tu sors une cigarette mais le regard assassin de ton amie te fait hésiter pendant une seconde. Tu passes outre et te récoltes un coup sur l’épaule mais esquisses juste un sourire en retour, allumant la tueuse. Tu ne fumes pas beaucoup de toute façon, elle te pardonnera. Tout comme elle te pardonnera le temps que tu mets à proposer à Daphné de vous installer ensemble. Elle sait que tu réagis très mal sous pression, ce qui ne l’empêche pas de te harceler pour te mettre à la porte, trop d’amour en elle. Tu ne veux pas vraiment partir. Oh, tu le sais bien que ce n’est pas vraiment partir, tu n’as pas l’intention de quitter la ville ou quoi que ce soit. Sauf que la colocation c’est la colocation, c’est ton foyer, tes repères, ces bras cassés qui te servent d’amis, les choses qui poussent chaque jour la balance dans le bon sens sans même que tu aies l’impression que ce soit un combat. Laisser ta chambre, ne plus avoir à te battre pour la salle de bains, ne plus vous disputer pour savoir quelle chaîne de télé mettre… Même avec une fille que tu aimes autant, un appartement, à côté, ça risque de sembler étrangement vide et ennuyeux. Silencieux comme ce matin suspendu, tous les jours. Tu inspires et expires la fumée sans trop réfléchir, te laissant aller au vide embrumé des lendemain matins. Sans doute que tu te maudiras entre deux dolipranes mais tu es encore flottant, un peu dans l’euphorie, entre un banc, une amie et du pop corn.