~ À QUOI RESSEMBLAIT TA VIE AU LYCÉE?
Le lycée, c'est tout récent. C'est un souvenir encore frais. Un souvenir duquel je ne sais pas encore trop quoi faire. C'était sympa, le lycée. C'était le bon temps. Je fichais pas grand chose mais faut dire qu'à ce moment là, mes études ne comptaient pas trop à mes yeux : j'étais persuadée de savoir mieux que tous les adultes du monde, et j'étais sûre qu'être diplomée ne m'avancerait pas à grand chose. J'ai quand même eu mon diplôme, hein. Grâce à Ben, qui m'a recadrée et aidée à réviser ; sinon je me plantais, c'est sur. J'étais très tire-au-flanc, plutôt du genre à me soucier de mes amis et de ma réputation qu'autre chose. J'avais pas mal d'amis, je crois que mes camarades m'aimaient bien. J'étais un peu dans le genre grande gueule qui trouve toujours un moyen pour s'engueuler avec tout le monde mais j'avais rarement tort - sans surprise - et j'étais toujours capable d'aller voir notre prof en fin de cours pour lui expliquer deux-trois trucs au nom de la classe. Bref. Insolente et flegmatique, tout le monde pensait que j'allais foirer complètement ma dernière année (moi la première) mais j'ai ouvert les yeux à temps. Après le lycée, je voulais faire une école de loi pour faire de la politique - le club de débat a changé ma vie, sérieusement - mais la law school de white oak station m'a refusée.

   ~ ES-TU HEUREUX PRÉSENTEMENT?
Heureux? Heureuse? Bon, je vais être sincère. Généralement, quand une fille tombe enceinte, on fait pas plus heureuse. Elle chie limite des arc-en-ciels. Moi... moi, je sais pas. Je sais même pas si je suis capable d'être heureuse, si je le mérite. Je ne suis pas heureuse. J'ai l'impression qu'il me manque trop de choses pour être heureuse. Ma relation avec mon père a toujours été conflictuelle, toujours entre l'amour fou et la haine la plus irrépressible : maintenant qu'il a appris que je suis enceinte (surprise!), il a tendance à me laisser des messages incendiaires toutes les trois nuits dès qu'il boit trop. J'ai du mal avec la vie. Je trébuche encore sur les petites choses. L'équilibre, l'harmonie, que j'ai construit avec Benjamin commence un peu à tanguer, j'ai l'impression que tout m'échappe, que je n'ai plus le contrôle. Je ne peux pas dire que je suis pleinement heureuse. Je suis ravie d'aider à accomplir le, et je cite, “ miracle de la vie ” mais ce n'est pas exactement ce dont j'avais besoin, là, tout de suite. Je nage dans l'amour, l'affection et l'attention. Et pour la première fois de ma vie, je me rends compte que ça ne suffit pas. Que ça ne suffit plus.

   ~ OÙ TE VOIS-TU DANS DIX ANS?
Dix ans. C'est long, dix ans. J'aurais vingt-huit ans. Presque trente. Je serai grande? mature? expérimentée? presque. Dans dix ans, j'aimerais bien changer d'endroit. Dans dix ans, le bébé aura neuf ans. Dans dix ans, j'aimerais bien gérer une affaire, n'importe laquelle, commencer à me faire un nom, m'enrichir. Ou bien travailler dans une grande entreprise, et monter rapidement en grade. Dans dix ans, j'aimerais bien que Ben fasse toujours partie du tableau (je le sais. Il ne partira pas. Il sera toujours là. Mais quand je dis ça je veux dire : à mes côtés, avec moi, peut-être la bague au doigt). Dans dix ans, j'aimerais bien regarder demain avec un air serein et oublier un seul instant à quel point ma vie a été un bazar à mes dix-huit ans. Dans dix ans, j'aimerais bien être grande.

Spoiler:

PRÉNOM ET/OU PSEUDO: lola. wr∆th. ÂGE: seize. PAYS: paris (et oui, c'est un pays.   ). PRÉSENCE: 4/7 COMMENT AVEZ-VOUS CONNU LE FORUM? jujon.    PERSONNAGE INVENTÉ OU SCÉNARIO? scénario. AUTRE CHOSE À AJOUTER? je me relirai.   

“ Qu'est-ce qu'il s'est passé? ” La fille reste muette. Elle croise les bras, braque ses yeux autre part, montre bel et bien à son père qu'elle ne dira rien, nada, même pas en rêve. Sa bouche s'arrondit d'une moue boudeuse, tous ses muscles se bandent, elle évite son regard obstinément et Eliott Rosenberg doit faire appel à tout son self-control pour ne pas céder à la colère devant l'entêtement désormais légendaire de sa fille. “ Anna, regarde moi ! - Laisse moi tranquille. ” finit-elle par lâcher, les dents serrées. Eliott note dans sa tête qu'elle parle, cette fois. Il était déjà arrivé qu'elle ne prononce pas un mot pendant des jours et des jours, juste pour le contrarier et ne rien lui dévoiler de ce qu'il se passait dans sa tête. “ Tu n'échapperas pas à cette discussion, Anna. Bon sang, tu lui as cassé le nez! ” Le visage de la gamine, pendant un bref instant, s'éclaire d'un sourire ; puis, quand elle remarque que son père louche sur ses traits tordus mesquinement, elle se renfrogne et se détourne. “ Aide moi. Aide moi avec ça. Je t'en prie... aide moi. ”

Eliott est fatigué de se battre. Il est fatigué de se battre constamment avec sa fille. Il est fatigué de se battre avec l'administration, qui ne comprend pas comment une fille si délicate et gentille et jolie et vive puisse se battre ainsi,tout le temps pour un prétexte idiot. Il est fatigué de se battre à contre-courant, de devoir souffrir les silences de sa fille, les insultes de sa belle-soeur, les regards en coin des autres habitants qui savent. Tout le monde sait qu'il est seul, que sa fille est un diable, qu'elle n'ira nulle part. Tout le monde sait que la mère est morte, ou partie, on a jamais trop su et on a jamais trop posé de questions. Tout le monde sait que la gamine est intenable, imprévisible, sanguine et violente. Tout le monde sait que le père est trop absent, fait de son mieux, mais ce n'est pas assez. Et personne n'aide. Et personne ne vient demander à Anna si elle va bien (elle ne va pas bien). Tout le monde ignore. Qu'il reste avec sa maître, l'Eliott Rosenberg : tout le monde s'en fout. Tout le monde s'en fout. Tout le monde s'en fout.

(peut-être que tous ces poings lancés dans le vide, tous ces poings lancés dans les nez de ses camarades, c'est pour pas que les gens s'en foutent, pour que les gens remarquent et se soucient et la voient.)

“ File dans ta chambre, Anna. ” aboie-t-il quand il voit qu'elle ne bouge pas, ne bougera pas. Il se contente de soupirer lourdement, monte lui-même dans la sienne et se couche tout habillé. Quelques minutes plus tard, comme il l'imaginait, il entend la porte de sa chambre grincer, des pas légers faire craquer le plancher puis sa fille de onze ans se faufile contre lui et se trouve une place dans ses bras. Elle ne dit rien, elle se contente de se lover contre lui après lui avoir embrassé la joue. Il ne comprend pas pourquoi elle a frappé ce garçon à l'école. Il décide qu'il ne veut pas savoir, qu'il ne lui demandera pas. Elle finira bien par parler et par expier ses péchés, ses démons, ses pensées?

(grossière erreur.)

(tu sais qu'il a fait de son mieux. TU SAIS QU'IL A FAIT DE SON MIEUX. qu'est-ce que tu lui reproches? qu'est-ce que tu te reproches? TOUT. C'EST DE TA FAUTE. tout va mal. t'as l'impression d'avancer dans du flou. du brumeux. DE L'INCONNU. t'as peur. t'as peur, hein? T'AS LES CHOCOTTES PARCE QUE TU SAIS PAS OÙ TU VAS. mais lui il est là. ben. ben, évidemment. tu te souviens que ton père t'appelait jerry. ben et jerry's. génial papa. toujours là, ben. TOUJOURS. IL PARTIRA PAS. IL PEUT PAS. TU LE LAISSERAS PAS FAIRE. M'ABANDONNE PAS.)

“ Je t'aime. ” murmure-t-elle pour la énième fois, ses lèvres traînant sur sa peau, glissant en accrochant les pores, jusqu'à se déposer sur le bout de son nez qu'elle embrasse avec un bruit immonde de succion. Il ne grimace qu'à peine, ne fait même plus mine de la repousser. Les dimanches matin sont longs. Longs, chauds et câlins. Il fait froid dehors, alors elle préfère rester dans ses bras, sous la couette, se lover contre lui, respirer son odeur, l'embrasser autant qu'il se peut, lui marmonner des paroles d'amour qui sonnent vides, vides, vides dans sa grande tête brune. “ Je t'aime. ” ça sonne comme un mensonge, non? Il y a un goût amer sur sa langue. En fait, elle ne sait pas. C'est quoi aimer? Si c'est vouloir que la personne soit toujours là, à ses côtés, quoiqu'il arrive alors oui, elle l'aime Ben, elle l'aime même trop. Sa vie sans lui, c'est impossible. “ Et encore. ” rajoute-t-elle, quand ses lèvres se perdent sur sa joue, retracent sa mâchoire. “ Et encore. ” sa bouche caresse son cou, s'attarde sur la veine palpitante sous la peau. Elle finit par s'écrouler sur lui dans un grognement monstrueux et il rit légèrement en la repoussant sur le côté, et se lève. Elle le regarde.

Elle veut qu'il revienne. Elle veut qu'il la prenne dans ses bras, qu'il ne la laisse pas partir, qu'il lui fasse oublier le monde extérieur, qu'il soit toujours là. Elle veut qu'il ne la quitte jamais, sous aucun prétexte. Et puis elle veut sentir sa peau moite contre la sienne, ses lèvres qui embrasent son corps, ses mains parfois maladroites qui s'y perdent en exploration, son souffle heurté contre le sien. Elle veut qu'il la regarde comme si elle l'était la huitième merveille du monde, comme si elle était tout ce qui comptait à ses yeux. Elle veut qu'il l'aime.

Elle pousse un grognement quémandeur en ouvrant les bras, au moment où il se tourne vers elle à la recherche de son t-shirt. Il répond d'un grognement. Elle grogne à nouveau. Comme les deux gamins qu'ils ont été jadis. Comme les deux gamins qu'ils sont toujours. C'est trois jours avant le Drame (le Drame avec un grand D en résumé : elle n'a pas ses règles, elle panique, elle va chercher un test de grossesse, il est positif, elle hésite pendant trois jours et trois nuits puis finit par lui dire et elle voit quelque chose, dans son regard, qui se brise et change et puis il l'aime, hein, il partira pas (pas vrai?) et au moins, avec le bébé, il le fera pas, c'est sûr). C'est trois jours avant que leur vie bascule, trois jours avant que tout change, que tout se chamboule, que rien ne soit comme avant. Trois jours avant qu'ils ne deviennent adultes par la force des choses. “ Un dernier baiser pour mon chevalier.” susurre-t-elle, avec un petit sourire encore un peu ensommeillé, les yeux plissés à cause de la fenêtre derrière. Il ne peut s'empêcher de sourire à son tour en se rapprochant. Elle est jolie. Elle a toujours été jolie. Dans le genre sombre, dans le genre avec les yeux fauves qui tuent, qui embrasent, qui moquent. Mais son fort, à elle, c'est pas ses yeux, c'est ses mots, c'est le fiel. “ Tu sais que je vais nulle part, hm? - Alors un premier baiser d'une longue série pour mon chevalier. ” se corrige-t-elle en nouant ses bras autour de son cou quand il se penche en avant, et en l'attirant contre elle.

(et puis le Drame.)

(t'es dégoûtante, t'es horrible, QUE VAS-TU DEVENIR? tu vas rien lui ofrrir, à ce gamin, juste des parents trop jeunes et des emmerdes et des soucis et trop peur d'amour. est-ce que tu peux aimer? NON. pourquoi? pourquoi? POURQUOI? t'aimerais bien, hein. pour retourner à ben le double de ce qu'il mérite. pour te prouver que t'es COMME LES AUTRES. pour pardonner à ton père de t'avoir mal élevée (c'est faux mais tu l'as toujours cru), pour t'ouvrir, pour t'aimer toi-même. MAIS T'ES TROP MOCHE POUR T'AIMER OUBLIE PAS (tu n'as pas faim, tu n'as pas faim, tu n'as pas faim. c'est une affaire de contrôle, pas de faim. faut que t'arrêtes avec ça. que tu manges pour le bébé. mais tu veux pas grossir, tu veux pas changer, tu veux pas perdre le contrôle.). et puis qu'est-ce qu'il se passe dans ta tête. ÇA VA PAS? non, ça va pas. tu vas prendre du poids, tu vas devenir grosse, tu commences déjà à être irascible, t'es horrible, t'es une horrible, horrible, horrible personne. ET TU LE SAIS.)

Il reste figé de longues minutes, ne bouge pas d'un poil, respire lentement et difficilement, comme si les quelques mots jetés par la jeune femme à son adresse l'avaient arrêté dans cette pause dramatique pour l'éternité. Il le savait bien. Il le savait bien que tout allait mal finir. Que, forcément, ça allait merder. C'est l'histoire éternelle des filles sans maman. Pendant des années, Eliott avait fait de son mieux pour aider sa fille dans cette épreuve, pour l'aider avec son chagrin ; quand la blessure, jamais guérie mais refermée, s'était apaisée, il avait essayé de se trouver une femme, une compagne avec laquelle partager son fardeau. Mais jamais de rien sérieux. Dire qu'Anna en avait souffert était un euphémisme. Souffrance de voir le père brisé, qui tombe toujours un peu plus dans le fond de sa liqueur ; souffrance de voir le père brisé, incapable de passer outre le spectre de sa femme chérie décédée ; souffrance d'être seule, seule envers le monde, seule contre le monde.

C'était là que tout avait commencé. Toute cette tragédie. Longtemps après l'accident, Eliott s'était dit qu'il aurait dû la faire suivre, la petite Anna. Et il aurait dû. Mais il n'avait jamais pu. Maintenant, il le regrettait amèrement. “ Et qu'est-ce que tu vas faire? ” Seul le silence lui répond. Quand il lève le regard, il voit que les yeux d'Anna se sont évadés par la fenêtre, que ses traits détendus (grâce à une assurance insolente) se sont froncés et figés sur son visage. Eliott, qui la connaît mieux que quiconque sur terre, sait qu'elle hésite. “ Je-- Elle s'interrompt brusquement. Nous, nous allons... le garder. ” Et seul le silence lui répond.

Eliott ne dit rien. Il se contente de la regarder. Pensive, accoudée au rebord de la fenêtre, faisant mine de ne pas sentir le regard de son père qui la transcende, la brûle, la picote ; les yeux dans le vague, la moue nerveuse, sa paupière gauche tressautant régulièrement ; son pied qui s'agite sur son genou, sa manie de constamment bouger car l'immobilité c'est le silence et le silence c'est la mort. Ses longs cheveux bruns tombent sur son épaule dans une cascade désordonnée mais sophistiquée, les tâches de rousseur sur ses joues sont comme des constellations inédites et perturbantes, ses yeux d'un noisette si doux et si pur et si clair lui donnent une beauté sauvage. Il revoit la femme qu'il a aimé chez sa fille qu'il adore. La femme qu'il a marié. La femme qu'il a perdu.

Et il va perdre sa fille aussi, maintenant.

“ Viens là. ” dit-il simplement en ouvrant les bras ; l'instant suivant, Anna se précipite vers lui et se serre contre lui, le nez dans son cou. Son corps tressaute d'un sanglot irrépressible (elle lui montre enfin un peu de ses blessures, si ce n'est de ses cicatrices). “ Tout va bien. Tout va bien aller, Anna, je te promets. ” lui chuchote-t-il à l'oreille, le nez dans ses cheveux.