belle, c'est un mot qu'on dirait inventé pour elle
Les températures montaient doucement alors que le printemps s'était bien installé, couvrant le Canada d'une douceur toute relative. Ce n'était pas pour déplaire à Benjamin qui ne s'imaginait absolument vivre enfermé avec Anna pendant neuf mois, à l'entendre tantôt pleurer, tantôt rire, tantôt geindre, tantôt rester silencieuse. Elle changeait d'humeur comme de chemise et ça commençait sérieusement à lui taper sur les nerfs. Il restait muet devant le moindre de ses éclats de rire, le moindre de ses coups de gueule et acquiesçait, exécutant ses ordres et accédant à ses requêtes sans un mot. Elle n'aurait pas compris s'il avait agi autrement. Après tout, ce bébé était aussi le sien et il était sensé se sentir concerné par cette grossesse, par les besoins de sa petite-amie. La vérité était ailleurs cependant.
Père n'était pas un rôle qu'il s'était imaginé endosser. Enfin, un jour peut-être, une fois qu'il serait devenu un artiste reconnu et apprécié, une fois qu'il pourrait vivre de son art. C'était raté, pour le coup. Une fois, Anna avait dit en plaisantant qu'il faisait les choses à l'envers, qu'il commençait par la fin du plan. Il n'avait plus de plan, plus de projet. Il allait à la fac parce que c'était la seule chose à faire pour éviter de se morfondre et il courrait servir à l'Old Pub parce qu'il fallait payer le loyer et les factures. Il effectuait les tâches nécessaires à sa survie mais il avait arrêté de vivre au moment où ce bébé était apparu dans sa vie.
C'était triste et Benjamin le savait. Anna n'était pas idiote, elle finirait par se rendre compte qu'il n'était pas aussi impliqué qu'il était sensé l'être. Ce n'était pas faute d'essayer pourtant mais il ne le voulait pas. Il ne le voulait plus. Ce bébé n'avait jamais été dans ses plans et franchement, il lui arrivait de penser à partir. Comme ça, sur un coup de tête. Puis Anna prenait sa main et la posait sur son petit ventre à peine arrondi et il se sentait coupable. Elle le regardait, lumineuse, et il retombait sous le charme de ses grands yeux. Alors il prenait soin d'elle et il oubliait un peu ce futur qu'il avait tant rêvé et qui était à présent si loin.
Aujourd'hui était une journée avec. Avec la joie, avec le sourire d'Anna et un bonheur simple. Fragile mais bien présent. Cet après-midi, ils terminaient tous deux leurs classes tôt et Ben savait que c'était, pour sa petite-amie, un soir sans service. Elle était toute à lui pour le reste de la journée ; l'idée lui avait donné des ailes. A la fin de son cours d'histoire de la peinture, il avait presque couru pour la retrouver et, après un baiser, il l'avait enlevée. Ils avaient besoin de se retrouver un peu, tous les deux, et c'est donc en dehors du brouhaha de la ville, à l'écart des regards qu'il l'avait conduite. Il avait lâché sa main pour pour étendre la couverture sur l'herbe, la laissant redécouvrir le petit coin où, jadis, ils campaient.
« Tu n'avais rien de prévu, hein ? » s'enquit-il, un vague sourire aux lèvres. Le soleil faisait briller la masse brune de ses cheveux et dans la lumière de l'après-midi, elle avait quelque chose de féerique. Elle ressemblait à nouveau à la fille dont il était tombé amoureux.
« Viens là » dit un Benjamin amoureux, une main levée vers la femme qui avait brisé son avenir.