~ À QUOI RESSEMBLAIT TA VIE AU LYCÉE?
Le lycée ! Quel souvenir. Si je devais résumer ces années en un seul mot, je choisirais : « épanouissement. » Mes parents, persuadés qu’à présent, il me serait plus favorable d’apprendre l’indépendance, ont lâché un peu du lest. S’il me surveillait, il n’y mettait plus autant de cœur que durant mon enfance et j’ai vite fait tourné cette situation nouvelle à mon avantage. J’ai menti, triché, inventé des travaux de groupe pour m’épuiser en soirée et en bêtises avec Griffin. Combien d’interrogations n’ai-je pas signées moi-même ? Combien de mots d’excuse n’ai-je pas rendus au nom de ma mère ? Combien de papiers de retenues cachées dans les cahiers de mon meilleur ami ? Combien de retards à la maison justifiés par un passage à la bibliothèque quand, en réalité, j’exécutais quelques tâches d’intérêt général pour l’école ? Je n’étais pas vraiment difficile. J’étais même plutôt douée en cours. Je vivais, tout simplement. Je profitais des plaisirs de l’adolescence tout en évitant les excès. J’étais consciente que mon dossier devait être irréprochable si je voulais rejoindre une université de renom. Mon ambition n’a d’égal que mes fourbes manigances pour tromper mes parents. Finalement, la seule ombre au tableau de ces belles années est ce cœur qu’un jeune homme a brisé. Il était beau, grand, intelligent et surtout, trop convoité. Je l’ai retrouvé dans les vestiaires du gymnase à s’envoyer en l’air avec une amie à moi. Je l’ai mal digéré. Depuis, je me méfie des hommes trop beaux, trop grands, trop intelligents et trop convoités. En fait, je me méfie tout simplement des hommes… Qu’à cela ne tienne, je n’en suis pas plus malheureuse pour autant.  

   ~ ES-TU HEUREUX PRÉSENTEMENT?
Pour me défaire de l’éducation trop catholique de mes parents, j’ai appris à mentir, à duper, à tricher et surtout, à chérir la liberté. J’étais très jeune lorsque j’ai compris que m’émanciper totalement de leur emprise passerait par l’éloignement. Ainsi, ai-je mis un point d’honneur à réussir à vivre sans leur bienveillance. Ils m’aiment. Moi aussi d’ailleurs. Toutefois, je suis plus heureuse à des kilomètres de la prison dorée qu’ils forgèrent autour de moi. Certes, respectueuse – du moins autant que faire se peut –, j’ai amené les choses en douceur. Je leur contai mon désir d’ascension sociale et ma passion pour le droit. De babysitting en petits jobs divers, j’ai amassé assez d’argent pour m’assumer dès ma majorité. J’ai fait de mes arguments la preuve irréfutable de ma motivation, et évidemment, ils n’y virent que du feu. Mon père applaudit à deux mains cette prétendue carrière d’avocate qu’il me prédit. Quant à ma mère, si elle me téléphone toujours chaque jour, elle s’astreint à la volonté de son époux qui souhaite me laisser respirer. « Elle a fait ses preuves » dit-il souvent « On peut compter sur elle. » ajoute-t-il parfois. Il est loin de s’imaginer ô combien ma route est pavée d’intentions quelquefois douteuses. Je n’ai besoin d’aucun couteau sous la gorge pour boire, fumer ou sortir. Nul n’a dû me forcer pour que je m'abandonne en bêtises irresponsables. Pourtant, je suis raisonnable. Je ne brûle pas la chandelle par les deux bouts. Je sais trop bien la fragilité de la vie et la préciosité de la santé. Je ne souffre de rien. J’ai les joues roses et les pommettes saillantes. Je peux marcher prestement sans m’essouffler aux moindres pas. Or, je côtoie la maladie au quotidien. Je cohabite avec la mort comme épée de Damoclès au-dessus d’une tête chérie. Un regard pour Griffin, et je crains la solitude au point d’oublier d’en être heureuse. Certes, je feins. Je ris, je chante, je pleure de joie et je danse. Je bouscule nos habitudes pour l’obliger à vivre pleinement. Pourtant, je tremble. Je ne l’admets pas par pudeur, par fierté, mais mes angoisses sont comme un poison indolent qui m’empêche régulièrement de dormir. Alors, oui ! En surface, je suis probablement la plus chanceuse des jeunes femmes de mon âge. Je préserve copains et copines depuis l’adolescence, j’ai une famille aimante et bienveillante, un meilleur ami tenant rôle de confident, de journal intime, de phare ou de refuge. Mais, oui ! En profondeur, j’ai peur.

   ~ OÙ TE VOIS-TU DANS DIX ANS?
Je n’ose pas vraiment y penser. J’essaie de vivre au jour le jour pour ne pas trop penser. Dix ans, c’est la trentaine passée. Dix ans, c’est dans longtemps. Dix ans, c’est l’âge où je serai sans doute une jeune avocate qui se battra pour faire ses preuves. J’aurai peut-être moins le temps de sortir, de vivre, d’être moi. Je devrai me montrer irréprochable et ma seule satisfaction sera de rendre fier mes parents… Mais qui peut dire de quoi sera fait demain ?

La jeune femme est  épuisée. Mais, elle n’a pas le courage de se lever. Même la faim qui tiraille son estomac ne suffit pas vraiment à la pousser hors de son lit. Ça lui arrive parfois. Peut-être plus fréquemment qu’elle ne veut l’admettre. Il y a des matins, comme ça, où elle est en proie au  vague à l’âme. Car, dans ses draps, la nuit, elle ne dort pas. Elle pense, elle réfléchit. Elle cogite, comme on dit. Elle soupire sur les moments difficiles à venir, elle s’envisage les conséquences des décisions importantes qu’elle songe à prendre prochainement. Elle les apprivoise doucement et toujours, toujours, elle redoute la réaction probable de ses parents : « Serais-tu en train de devenir folle ? Nous t’avons fait confiance, c’est comme ça que tu me remercies ? Crois-tu qu’une année sabbatique te sera vraiment profitable ? Quelle image renverras-tu à tes futurs employeurs ? Comment justifieras-tu cet arrêt soudain ? D’ailleurs, comment le justifies-tu ? Nous t’écoutons ? » Cet interrogatoire, elle le craint tant qu’elle imagine même mentir. Elle n’hésiterait pas, d’autant qu’il ne s’agirait pas d’un coup d’essai. Elle triche depuis longtemps, depuis l’enfant pour exacte. Elle ne s’est fait prendre qu’une fois, une fois seulement, à l’école fondamentale.

Griffin, à l’époque, c’était l’emmerdeur aux sourires malicieux qui ne pouvaient s’empêcher de jouer au plus fin, c’était le petit « con » que l’on déteste par habitude ou par réflexe. Pourtant, alors qu’elle approchait des sept printemps, Molly fut pincée dans le bureau de la préfète à déposer des punaises sur son fauteuil. C’était l’amende à payer pour intégrer le cercle fermé d’Anna Price, la pimbêche influente qu’à cet âge, on choisit à tort pour modèle. Cédant à la panique devant l’autorité, Molly est restée sans voix, agaçant sa victime qui hurlait encore et toujours. La directrice répétait inlassablement que cette gamine n’avait jamais fait de vagues auparavant et elle cherchait désespérément cet aveu : qui est à l’origine de cet attentat. La tête baissée, la fillette ne pipait mot, craignant moins la sentence que le rejet, et c’est Griffin qui l’a sortie d’affaires.

Tandis qu’il était entraîné par le bras sur le lieu du crime – pour un autre bien différent cependant –, il se prétendit responsable de cette manigance et les enfants furent désignés complices. Elle ne croyait pas si bien dire : couper les pommes de terre à la cantine  ça rapproche. La gentillesse aussi. Griffin était pour elle d’un incomparable soutien. Malgré leurs quelques coups bas, ils s’affectionnaient particulièrement. Lorsqu’elle était blessée, il la soignait pieusement. Quand elle pleurait, il la consolait tendrement. Et souvent, si elle riait, c’était de son unique fait. Il déployait des trésors d’ingéniosité pour ne jamais perdre sa partenaire de jeu. Il est rapidement devenu son phare, son île, son refuge. Il était le point de repère nécessaire pour survivre à l’éducation très catholique de ses parents. Concrètement, l’avoir à ses côtés suffisait à la sauver de leurs strictes valeurs. À ses yeux naïfs, il méritait qu’elle prenne des risques. Alors, un soir de décembre l’année de ses dix ans, elle quitta la maison en catimini. Elle ne pensait pas vraiment à mal. Au contraire. Elle voulait simplement préparer une surprise pour son meilleur ami, une de celle qui implique de se déplacer la nuit. Comment observer les étoiles à travers un microscope – objet précieux à son père qu’elle subtilisa avant de partir – en pleine journée ? Impossible. Dès lors, puisque ses longues supplications n’obtinrent que de ronflants refus, elle désobéit sans aucun scrupule. Certes, elle récolta une terrible sanction qui la priva durant des semaines de toutes autres formes de distractions que devoirs et corvées ménagères. Qu’à cela ne tienne, cela en valait la peine.

Ils ont fait toutes leurs classes ensemble. Griffin a été le témoin privilégié de ses échecs, de ses réussites, de ses premiers coups de cœur, de ses coups de gueule, de son premier amour supposé, de son premier chagrin également. Il était, tour à tour, le bon pote, le frère, le confident. Il est, avant toute chose, son seul véritable ami. Celui qui prend, en tout temps, le temps de l’écouter. Il a supporté ses discours ambitieux sans jamais la juger, sans jamais se lasser de l’entendre rabâcher qu’elle deviendrait quelqu’un. Avocate sans doute. Elle avait envie d’aider quiconque aurait besoin d’elle. Bien qu’elle renvoie cette image à ses parents, elle ne s’est pas jetée à corps perdu dans ses études. Elle n’a pas non plus négligé sa vie sociale. Elle a toujours trouvé du temps pour les gens qu’elle affectionnait plus particulièrement. Qu’il s’agisse de son meilleur ami, de ses copines de classe ou de ces conquêtes amoureuses. Certes, il y en a eu peu. Elle ne peut certainement pas se vanter d’avoir collectionné les cœurs comme son père accumule les timbres. Néanmoins, certains ont compté. Un en particulier. Lorsqu’elle l’a rencontré, elle réussissait bien. Elle rendait ses proches très fiers et elle était bien. Juste bien. Ni malheureuse, pas même le contraire. En fait, il lui manquait un essentiel : un petit copain. C’est donc naturellement qu’elle s’est accrochée à ce jeune homme parfait en tout point qui lui brisa le cœur. Il l’a trompée sans remords avec l’une de ses amies. Histoire banale d’une tocade passagère. Elle ne voulait s’offrir à lui, il en a pris une autre. Rien de moins facile. Pourtant, elle n’a jamais renoncé à cette obsession atavique inculquée par ses parents. Elle est sortie, souvent. Ivre, elle a déambulé dans les rues de sa ville en chantant à tue-tête des comptines pour enfant – « Il était un petit navire, il était un petit navire, qui n’avait ja-ja-jamais navigué [...] Ils tirèrent à la courte paille, ils tirèrent à la courte paille, pour savoir qui-qui-qui serait manger...» – régulièrement. Elle a fumé tabac ou herbes sans ressentir la moindre culpabilité, mais jamais, ô grand jamais, elle ne s’est bradée pour une histoire de cœur sans cœur. Molly, elle croit aux bons et nobles sentiments amoureux. Elle badine, elle minaude, c’est une fille de son temps. Elle ne s’allonge pas cependant.

En quittant le lycée, elle n’a pas laissé grand monde derrière elle. Amicalement parlant, elle a essayé de conserver ses plus belles amitiés. Elle est fidèle, Molly. Elle est maligne, espiègle, vivante, animée, ambitieuse et optimiste. Elle n’en demeure pas moins une amie loyale et dévouée. Peut-être même un peu trop. Alors que Cesare – jeune Italien fraîchement débarqué qui s’est laissé ensorceler par le charme pittoresque de Molly – n’y a d’ailleurs pas survécu. Leur historiette promettait d’être belle pourtant. Elle promettait un avenir plus florissant qu’avec les quelques hommes d’auparavant. Elle sirotait un diabolo menthe à la terrasse d’un café quand le transalpin fit déposer par le serveur un bout de papier où était griffonné en lettres capitales : « Je suis juste derrière toi ». Il l’a amusée, touchée et même émue parfois. Il a tenu le coup près de trois mois. Trois mois de complicité naissante et de bonheur imparfait. Griffin dérangeait Cesare. Il ne le supportait plus. Il aurait bien invité la jeune blonde à choisir, mais face à cet ultimatum, il se devinait perdant. Dès lors, au terme d’une discussion houleuse, le Don Quichotte abandonna les armes au pied des moulins à vent : il la quitta. Elle a dit : « Tu ne comprends rien. », il a répondu : « Explique-moi », mais baissant la tête, elle s’y refusa. À quoi bon, il n’aurait pu comprendre ce lien indéfectible qui la lie à Griffin. Il n’aurait pu entendre qu’elle souffre en silence à l’idée de le perdre prématurément. Il déformerait ses propos par jalousie ou par égoïsme… ainsi estima-t-elle, pour rendre la rupture plus facile, que Cesare lui rendit, ce soir pluvieux, un fier service. Plus que la liberté, il lui offrait du temps. Du temps pour aider Griffin à barrer de sa liste ces choses folles qu’il se doit de vivre avant de …BIP…

Il est des mots imprononçables. Des vocables impensables. Des propos censurés. Et, ce dimanche matin un peu morose, elle renonce à ses habitudes. Aujourd’hui, elle ne sortira pas de son lit pour regarder les dessins animés. Elle ne mangera pas de miel pops devant la télé. Elle ne téléphonera pas à l’une ou l’autre de ses innombrables copines pour partager un diner entre filles. La seule chose qu’elle conservera de son rituel habituel, c’est le sacro-saint coup de fil destiné à Griffin. Ainsi, toujours allongée dans son lit, la voix un peu éraillée, elle récupère sur la table de chevet son cellulaire et compose ce numéro de téléphone qu’elle connait par cœur et cinq tonalités plus tard, elle laissa un message : « Tu me rappelles quand tu as deux minutes... J’ai... » Elle a hésité, s’astreignant à quelques secrets pour lui, pour l’aider, le protéger. Pour le convaincre que tout ira bien, qu’il soit moins pessimiste. « J’ai faim. J’ai envie d’un MC DO. Ou non, de la pizza. Tu sais, celle de chez Luca & Pappa. Roh mieux. Une glace. Une énorme glace à 20 boules… on prendra les mêmes goûts que la dernière fois. Vanille, chocolat, myrtille, framboise, citron […] Enfin bref, rappelle-moi, je t’attends. » Après cette inutile énumération, elle raccrocha, perplexe et légèrement contrariée. Elle s’obligea néanmoins à quitter son lit pour une douche salvatrice et soudain, la sonnerie métallique de son portable hurle dans la chambre. Elle se précipite alors pour décrocher, espérant reconnaître la voix familière de son ami de toujours. Malheureusement, c’est sa mère : « Tu pourrais te libérer mercredi ? On voudrait manger un morceau de gâteau pour l’anniversaire de ton père. » Elle accepta à contrecœur et s’engouffra dans la salle de bain.