~ À QUOI RESSEMBLAIT TA VIE AU LYCÉE?
J’étais moi, contrairement à beaucoup. Préférant les pauses aux cours, préférant les soirées à l’extérieur aux soirées d’études cloitrées. J’étais entourée de gars, avec qui l’amitié me semble intuitive et beaucoup plus facile. Mais j’aimais les filles, sexuellement parlant. Ouvertement parlant. L’université c’est pour l’an prochain; encore quelques mois à vivre ma routine alarmante entre les murs d’une école que je fréquente depuis plus de cinq ans. Encore quelques mois jusqu’à la liberté d’apprendre ce que je veux. Le lycée, c’est un terrain de jeux. Une garderie sans sieste, où on nous impose un horaire qui ne plaît à personne. Mais c’est la moitié de ma vie, ça, ici, maintenant. C’est ce que je fais, ce que j’aime, ce que je déteste, ce que je suis.


   ~ ES-TU HEUREUX PRÉSENTEMENT?
Le bonheur n’est pas une constance, le bonheur arrive et repart. J’ai les éléments pour être heureuse; en partie. Si on oublie mes parents. Si on oublie le vide de ma vie amoureuse. Je profite des petits moments; à écouter le silence avec Basile, à laisser nos corps sécher au soleil avec Jacob. À cueillir les fraises à même les champs durant une journée suffocante. À m’esclaffer de rire avec des amis, sans savoir vraiment pourquoi. Ce n’est pas un bonheur à long terme, ce n’est pas la promesse d’un futur heureux. C’est le bonheur de vivre, maintenant, dans le présent. Sans réfléchir. Sans vouloir capturer le bien-être, plutôt pour le partager. Le bonheur est accessible, mais irrégulier.


   ~ OÙ TE VOIS-TU DANS DIX ANS?
Je voudrais voir aussi loin. Mais je parviens même pas encore à choisir mon programme universitaire pour l’an prochain. J’arrive pas à choisir maintenant, ce que je ferai pour toujours. J’aimerais savoir, être aussi certaine de moi pour ça, que pour tout le reste. Si j’avais pas Basile, si j’avais pas Jacob, je dirais « ailleurs ». Mais pour aller où, ça je sais pas. Je rêve d’autre chose, sans savoir quoi. Je voudrais faire une différence, pour quelqu’un. J’ai l’ambition – ou l’arrogance – de vouloir accomplir quelque chose de grand. Mais j’sais pas quoi, quand, où ni comment.

Je suis née comme on nait tous; gluant et chignant. Des cris qui percent les tympans et nouent le cœur. Ma mère m’a prise dans ses bras, bercée contre la courbe de son sein, le lait chaud roulant sur mes lèvres. Ça aurait dû cesser, les cris, les pleurs, tout ça. Mais même aux creux de ses bras, l’inconfort persistait. Maman dit que j’ai pas été un bébé facile. J’ai souris d’embarras une énième fois. Facile à dire; que le problème c’est le bébé. Les gens ne devraient pas faire d’enfants pour améliorer leur portrait de famille ou pour se prouver quelque chose à eux-mêmes. Ils ne devraient pas. Mais ils le font quand même. Deux enfants aux prénoms démodés qui sourient pour les photos, mais pas dans la vraie vie.

J’ai longtemps cru que j’avais été un enfant imprévu, un accident. Peut-être parce que j’ai dix ans de moins que mon frère. Peut-être parce qu’on m’a appelé Elsabeth. L’originalité qui fait grincer des dents de son absence d’esthétisme. J’ai rapidement banni la seconde moitié et j’arbore avec neutralité un « Elsa » plus traditionnel. N’empêche que Basile, c’est pas vraiment mieux. Alors on se réconforte dans notre désarroi, lui et moi. J’ai dit « papa » à un an. Mais pas à mon paternel absent et ignorant. À Basile qui n’a rien répliqué, mais qui a subit le regard de mépris de notre mère. Maman qui maintenait avec frigidité que j’avais articulé un « baba », pour se consoler de son échec.

L’expérience d’être parents ne s’est pas améliorée. Ni pour elle, et son égoïsme dérangeant. Ni pour lui, et son amour dévoué pleinement au téléviseur qui grandissait d’année en année. Ça va, je suppose. J’avais pas vraiment d’attente. Pas envers eux, du moins. C’est Baz’ qui m’a tenu la main, en m’encourageant de murmure. Parce que mon grand frère n’est que douceur et silence; qu’insécurité et fragilité. J’ai suivi les étapes normales, d’une enfance normale. Maman a applaudit devant mon premier pipi au petit pot. Mais c’est dans les yeux de Basile que je cherchais la fierté. J’ai appris le vélo, à quatre roues d’abord. Puis deux roues, comme une grande. Et quatre roues de nouveau, comme une estropiée. Tout ça pour Basile. Avec Basile; mon « Baba ».

J’ai eu six ans bien vite; probablement parce que les mémoires des cinq autres premières années sont dispersées, incomplètes et floues. Mais je me souviens de Jacob. Jacob du haut de ses quatre ans. La maison de campagne des Allen, nos mois de vacances résumés par ça. Lui, c’était autre chose. C’était sa vie ici, du début à la fin; de janvier à décembre. Ses parents avaient une terre agricole – des arpents et des arpents de blé qui s’inclinent dans le vent. Jacob était le plus jeune d’une fratrie de six. Comme dans le temps, comme si les condoms n’avaient pas rejoint leur petit patelin.

J’ai vu en lui, une parcelle de Basile; son côté timide et réservé. J’ai passé l’été entier avec lui. Il n’avait que quatre ans, on me reprochait de ne pas être avec des enfants de mon âge; comme on se plaint de tout ce qui n’est pas traditionnel. La société et ses refus inexpliqués. Mais je n’écoutais pas, je n’écoutais personne. Personne sauf Baz’. Mais il ne disait rien, lui. Parce qu’il n’y avait rien à dire. Des rituels se sont imposés. Des habitudes qui ne prenaient pas de sens, sans Jacob. Et ça, « Baba » le comprenait. Simplement, parce qu'il me comprenait moi.

On s’isolait derrières les bottes de foin, dans un recoin de la grange. À caresser la nouvelle portée de chatons, l’air sec et suffocant. On marchait dans les champs, sans un mot. Comme on pourrait marcher à l’infini, avec cette impression que tout était devant nous. Les mains frôlant les longues herbes, les cheveux en bataille contre l’air qui soufflait doucement contre nos tympans à l’écoute. Et la rivière. Mon endroit, notre endroit. Les pieds trempés dans la fraicheur crue du courant, le dos étalé contre la roche. À sentir notre peau brûlée par le soleil et à parler bien peu, mais d’un peu tout. Il a finit par passer les soupers avec nous, quelques nuits dans un lit de camp dressé dans ma chambre. Les gens jugeaient encore plus, pour encore rien. Mais maman savait, que je me conduisais bien grâce à lui. Que je n’aurais aucune raison de lui obéir sans cette seule demande muette. Elle aurait voulu que j’aille chez lui plutôt, pour tous ces soupers et toutes ces nuitées. Que j’emmène la honte ailleurs. Mais j’avais Basile. Et on était un duo. Toujours. Pas question que je le laisse derrière, jamais.

« L'été finirait bien vite », que ma mère se disait, pour se réconforter. Hâtive de laisser Jacob derrière, et de récupérer son portrait familial intact. « Ça lui passera, cette obsession pour un bambin ». Mais les années se sont écoulées; et plus je détestais mes parents, plus je m’accrochais à Basile et à Jacob. Je n’aimais pas l’école et ses règles strictes. Une petite école privée – parce que c’est ce que les parents font, dépenser une fortune pour une bonne éducation. Rien à foutre. Mais chaque année, j’achetais la paix de mes notes surprenantes. Un bulletin d’excellence, des vacances traditionnelles. Les hivers crus devenaient pénibles, à attendre le retour du soleil et le départ vers Jacob.

Les gens murmuraient dans notre dos, parce que ça devenait tragique; qu’une enfant de douze ans dorme dans la même chambre qu’un garçon de dix. La perversité venait de leurs esprits, pas de nos actions. Ça me suffisait. Mais pas à maman. Maman qui paniquait pour sa réputation et tout ce qui s’y rattachait. J’avais pas envie de la réconforter, c’était elle l’adulte après tout. Elle a voulu jouer son rôle, s’est assise à côté de moi, une main enroulée sur mon épaule. « Tu sais que Jacob vieillit. Son corps change. Ça n’est plus pareil, dormir avec de grands garçons. » J’aurais voulu lui sauter à la gorge. Une rage pure et dure. Elle « s’inquiétait » pour moi, alors qu’elle n’avait jamais rien expliqué à Baz’. « Ça n’a jamais été pareil avec Jacob. » Elle savait, qu’elle disait. J’lui ai répliqué que non, qu’elle savait rien. Jamais rien. Qu’elle écoutait les autres, mais pas moi.

« Maman, j’aime les filles. » Sa lèvre inférieure avait tremblée en ravalant un « oh » muet. La fin d’une discussion qui était restée en suspens. Mais maman n’avait plus rien dit pour Jacob. Peut-être qu’elle espérait que je me « guérisse ». Comme si les ragots sur Jacob et moi, lui laissaient l’espoir de mes préférences sexuelles normales. J’sais pas, j’ai plus voulu savoir après ça. Jacob savait déjà, sans que j’aie eu à formuler aussi directement. Ça ne changeait rien, on s’aimait d’un amour au-dessus de tout ça. On était des gamins après tout. Mais j’avais déjà susurré au creux de son oreille, une phrase qu’il n’acceptait pas. « Je pourrais t’aimer comme ça toi. Même si t’es pas une fille. » Ça donnait presque raison à maman, mais je ne l’admettrai jamais.