La pièce sentait le phoque décédé. Non, pas la pièce de la voiture, ni la pièce d’un lego qu’un enfant aurait mis dans sa bouche. Je parle de la pièce. LA pièce. Le grenier en réalité. L’étage de l’atelier de ferronnerie.  LA pièce inhabitée que Dayton Cliff, mon patron, m’avait prêté. Il avait insisté d’ailleurs, pour m’aider à emménager avec Calypso. C’était vraiment fait à l’arrache. Nous avions récupéré des trucs à droite et à gauche avec l’aide de Morgan et de mon père. Ce dernier commençait d’ailleurs à me pousser pour que je refasse une apparition en publique dans mon habituel chez moi. Cela signifiait : faire face à ma mère et à Rowan… J’avais directement hoché de la tête négativement quand mon paternel avait pensé me convaincre du premier coup. « Callie, pendant que tu t’occupes de défaire tes soutifs et tes plants de canabis de ta valise, je vais à White Oak pour acheter quelques trucs à manger. »  Le bémol, c’était que l’atelier était un peu trop extériorisé de la ville. Mais cela ne me posait aucuns soucis. Nous étions ainsi plus proches de la maison de Morgan et je pouvais marcher tranquillement ou enfiler mes rollers et glisser jusqu’au shop de proximité.
J’avais décidé d’avoir les pieds sur terre ce jour-là. Un peu d’air me faisait du bien, l’atelier restait un atelier, l’isolation était extrêmement réduite. Il en fallait peu pour que l’étage devienne un sauna. Je regardais ma montre en sortant du magasin, il était cinq heures passées. Malgré l’heure plutôt avancée dans l’après-mdi, des gens continuaient de s’afférer dans les rues commerçantes de White Oak Station. Alors que j’étais à moitié paumé dans le vide de la vitrine du magasin en liquidation en face de l’alimentation, mon regard s’accrocha sur une personne en particulier. Nom de dieu, ce n’était pas possible. Enfin si, ça l’était et limite, ça devenait inquiétant de ne pas l’avoir croisée encore plus tôt. C’était Rowan que j’avais en vue sur le trottoir d’en face. Mince, qu’est-ce que je devais faire ? Une idée me vint à l’esprit, il fallait que je prenne toutes les rues les plus inutiles les unes que les autres pour éviter ma sœur. Il fallait que j’évite celles qui conduisaient chez moi et que j’évite celles qu’elle fréquentait. Quoi de plus simple ? Même si faire le tour de la ville me gavait un petit peu.
Dans mon parcours, je préférais tenter le diable en coupant à travers une rue que ma sœur ne devait même pas avoir connaissance. C’était un peu con de ma part. « Charlie ?! » Hé merde. Tenter le diable s’avérait être une sale expérience, surtout lorsqu’on a la poisse que l’on partage son lit avec une poisseuse, elle aussi. Je restais de marbre devant le regard subjugué de ma sœur, un peu incapable de réaliser jusqu’à ce que sa claque me remettre dans le droit chemin. Franchement, les gars, c’est mieux que le café ! Ça réveille ! « En France on se fait la bise, aux US on se serre la main, en Russie on s’étreinte et à White Oak Station on se fout une branlée pour se saluer. Bonjour Rowan. » J’avais toujours cette même expression sur le visage. J’avais rien sur la tronche enfaite. Pas de sourire, pas de regards surpris, rien. Le petit diable sur mon épaule gauche était hors de lui par contre, " Casses-toi !!" hurlait-il dans ma tête. " Et en courant !!"

L’Europe. Le Vietnam. La Chine. Phoenix-ville-horrible. Hiroshima et Nagasaki en 1945, ouais, ça c’était mieux que de se retrouver devant sa petite sœur. Ma petite sœur, celle que j’avais dévergondé au sens sale une année auparavant. Je me sentais encore maudit et encore tout idiot d’avoir agi ainsi d’où le fait que je n’espérais absolument pas croiser ma sœur avant que je puisse ressentir de nouveau le courage de la regarder dans les yeux. Sa baffe fut véridique. Mais je n’avais aucun regrets, je me sentais encore victorieux à l’idée d’avoir quitté White Oak Station. « Oui, je te dis bonjour tout naturellement parce que je n’ai aucun compte à te rendre, Rowan. J’étais mal dans ma peau et nous devions nous reconstruire chacun de notre côté. Qu’il en soit ainsi. » Je marquais un temps. « Tu t’es reconstruite, j’espère ?! » J’entendais par-là "aller voir ailleurs", mais compte tenu de son regard et de sa dernière réplique, je me suis rendu à l’évidence que non, Rowan avait passé une année supplémentaire à loucher sur d’éventuelles nouvelles. Je pensais pourtant qu’en quittant le nid familial, elle se serait imaginée l’ampleur de notre grosse bêtise. Je n’osais pas lui dire qu’on avait le droit d’agir ainsi seulement dans les BD ou les mangas. « D’accord, nous en sommes là. Rowan, je n’ai jamais eu besoin de te dire pourquoi je me suis barré. Tu connais très bien la raison de mon évanouissement dans la nature. Ne fais pas l’ignorante, tu es bien plus intelligente que cela. » J’étais brusque. Je me serais moi-même fait pleurer si j’étais en face de moi-même à cette seconde précise. Je n’étais plus Charlie, je suis désormais Simon et ma sœur représentait tout ce que je n’étais plus capable d’affronter aujourd’hui. Charlie était devenu ma plus grosse honte que je n’arrivais absolument pas à revêtir. J’étais mort de honte et être face à ma sœur n’arrangeait en rien la chose, surtout qu’elle me disait ne pas comprendre mon départ. Si elle ne se mettait pas à cogiter dans les minutes qui allaient suivre, ma patience s’en ira et mes veines exploseront d’un sang bouillant de colère.

Je ne pus m’empêcher d’avoir un petit rire et ce sourire en coin habituel. « Comme autrefois, tu serais capable de me raconter que tu souhaites étudier les insectes dans un presbitère, il me serait impossible de te croire, Rowan. Je sais parfaitement que tu ne t’es pas tapée tous les mecs de la ville. Cesse un peu de t’emporter pour cela. Un an auparavant, tu n’aurais pas été capable de me hurler dessus. Prends cela comme une bonne évolution. » J’avais l’impression de donner des cours de morale alors que j’étais le dernier à la respecter en temps normal et Rowan le savait très bien, mais elle était encore ma petite sœur. Je n’arrivais pas à la voir autrement, d’où le fait que je n’arrivais absolument pas à la voir comme la fille avec qui j’avais couché et que je retrouvais, totalement gêné, une année plus tard.
Je me ravisais face à ses accusations, fronçant les sourcils, serrant les poings sur les hanses de mes sacs en plastique. « Qui te parle d’abandonner, Rowan ? Tu aurais simplement demandé de mes nouvelles aux parents, tu en aurais eu. Je n’en donnais pas tous les jours, mais il m’arrivait d’appeler papa de temps en temps ou de lui envoyer un message. Je suis rentré il y a de cela trois semaines à White Oak Station, je suis passé à la maison et une seule personne m’a accueillie. C’était lui, il ne m’a fait aucun reproche. Il était même loin de mentionner le terme d’abandon. » Elle savait pertinemment que me tenir en laisse n’allait pas durer longtemps. Bon nombre de personnes répétaient que je suis un être sauvage et qu’il me faiu de l’espace pour que je puisse me sentir libre. Je me suis alors senti plus soulagé à l’idée de croiser Rowan en pleine rue plutôt qu’en face à face à la maison. Chez nous, il y aurait eu ma mère en prime. Même le quartier tout entier était au courant que je ne la portais absolument pas dans mon cœur. Ces quelques secondes de réflexion me donnaient envie de poursuivre sur une réalité que je devais marquer au fer rouge. « Je suis ton frère, pas ton amant. » J’aurais pu me mettre à sourire en m’imaginant dans la peau de Vador, mais je n’en fis rien.

Sa révélation me déplu, comme un gros coup de poignard là où il fallait. Tu aurais dû me dire ça avant que tu couches avec moi, Simon. Je me mordais fortement la lèvre inférieure. Je m’étais séparé d’elle et de ma famille pour oublier cette histoire, pour oublier cet acte qui m’avait fait planer sur le moment mais qui m’avait brutalement agressé dans les minutes qui avaient suivie. « Je suis parti pour qu’on ne vive pas sur cela. » Ma voix restait habituellement grave, mais calme et  son volume sonore avait baissé d’un cran. Je prenais une grande bouffée d’air. « Je ne t’ai pas menti. Sache-le. J’étais véritablement sensible à notre relation…personnelle. C’était toi et pas une autre. Mais…mais on ne pouvait pas vivre avec, Rowan. On ne peut toujours pas. On va devenir dingues, sinon. » À l’annonce de ce dernier mot ayant une sonorité presque identique à mon surnom, je sursautais limite. Comment m’avait-elle appelé ?! Il était impossible qu’elle soit au courant. Elle venait tout juste de me faire comprendre qu’elle avait découvert plus de choses que je ne pouvais m’en convaincre…Depuis quand ? Je ne laissais alors rien paraître jusqu’à sa longue tirade. Je glissais alors deux mains dans mes cheveux, moites et agressives. « Je suis autant avancé que toi. Je ne sais pas pourquoi ils n’ont jamais voulu t’en donner, Rowan. Peut-être aussi parce que nos parents ne savent absolument pas où est-ce que notre relation de frère et sœur, à la base, nous a conduit. » Je ne savais plus où poser mes yeux, ni où mettre mes mains alors je choisissais la solution de facilité en les glissant dans mes poches. Sa dernière phrase fut alors le bouquet final. « Oh putain. » Je frottais mes mains sur mon visage, compatissant fortement à la douleur de la jeune femme. Je la regardais longuement avant de choisir une phrase parfaite parmi les milliers de propositions que mon cerveau m’offrait. Je passais un bras autour de ses épaules et je l’emmenais dans la direction où j’avais souhaité m’enfuir avant qu’elle ne me tombe dessus par hasard. « Je te dois des explications, pas vrai ? Alors, laisse-moi te raconter ce que j’ai fait pendant mon année d’absence. » Un vendeur de glaces pilée vendait à emporter, je m’arrêtais rapidement pour lui prendre deux gobelet chargés avec deux pailles en forme de petite spatule au bout de chacune d’entre elles. Je l’emmenais alors s’asseoir sur une petite murette à l’intérieur d’une ruelle, là où personne ne pourrait nous surprendre. « Je peux te raconter l’histoire entière depuis mon départ en te décrivant trait pour trait mes sentiments. Sache que je ne t’ai jamais menée en bateau, Rowan. Tout est vrai et tu sais pertinemment qu’on ne nous a pas élevés en menteurs. »

« Je crois discerner une grande différence entre nous sur ce point. Il nous était impossible d’essayer, Rowan. Enfin, pas pour moi. Je ne pouvais pas. Je m’emportais en me disant que ce n’était pas grave, qu’on ne vit qu’une fois et qu’il faut largement en profiter, mais lorsque nous nous nous quittions, j’avais honte de moi, honte de ce que j’avais fait et l’envie de fuir pour ne plus recommencer prenait le dessus. Je me sentais entièrement coupable. Aussi, comme je voyais que tu voulais que nous soyons plus que proches, j’avais trop peur qu’il arrive ce qui s’est en réalité passé : j’avais peur que nous nous attachions trop l'un à l'autre dans le mauvais sens et c’est la principale raison pour laquelle j’ai mis les voiles sans rien dire. Au moins, en partant comme un voleur, tu t’es fâchée contre moi et ce geste t’a dissuadé de me chercher à l’autre bout des États-Unis. » Je marquais un temps et au moment où Rowan ouvrit les lèvres pour ajouter quelque chose je repris la parole rapidement. « …Parce que je sais que tu l’aurais fait. »
Elle m’avoua alors qu’elle se sentait encore coupable de mon départ extrêmement précipité et qu’elle avait tout de même toujours confiance en moi. J’eus alors un sourire en coin et, alors que j’étais assis à côté d’elle, je passais un bras autour de ses épaules et l’attirais vers moi. « Je suis touché et à la fois gêné de mériter encore ta confiance, même si je serais toujours incapable de te trahir. Je veux garder la relation que j’entretenais avec toi avant qu’on se tourne autour en autruches et qu’on finisse par mettre la tête dans le sable. Mais, tu n’es coupable en rien. J’aurais dû empêcher mes pulsions de prendre le dessus. »
Je détournais le regard à sa dernière réflexion avec un grand sourire au creux des lèvres. « Alors tu as rencontré Calypso ! Je serais curieux de savoir ce que tu penses d’elle et surtout, comment le hasard a voulu que vous vous rencontriez. » Je marquais de nouveau une petite pause avant d’enchaîner. « Quand je suis parti de White Oak, je voulais oublier qui j’étais pour découvrir et apprendre d’autres choses. Un type s’est arrêté alors que je faisais du stop à la sortie ouest et ce mec est devenu un super pote, pour ne pas dire "meilleur ami". Comme je ne le connaissais pas, j’en ai profité pour lui raconter ce que toi et moi on avait vécu et que j’avais besoin de m’éloigner pour qu’on ne divague pas davantage. Il m’a demandé comment je m’appelais et quand je lui ai répondu, je lui ai dit que ce ne sera plus Charlie dans peu de temps. Il était étonné, mais quelques heures plus tard, il m’a appelé Simon sans raison. Je n’ai pas percuté direct et en voyant ma tête de con qui ne capte rien, il m’a dit quelque chose comme " Tu voulais changer d’identité non ?" C’est ainsi que toutes les personnes en dehors de White Oak Station m’ont surnommées Simon pendant un an sans même savoir qu’en vérité je m’appelle Charlie. » Je tournais la tête vers Rowan pour voir si elle suivait toujours, je lui adressais un sourire puis je reprenais. « On a parcouru de nombreux États et tous les deux mois pendant la période scolaire, on changeait de fac –parce que mon chauffeur est resté avec moi. D’ailleurs, il s’appelle Morgan- Et puis arrivés à Nampa dans l’Idaho, on a rencontré deux filles : Calypso et sa meilleure amie Marlène. Je me suis mis avec Callie et Morgan s’est mis avec Marlee. Mais on a dû se quitter pour terminer notre road trip et comme Morgan fatiguait vraiment beaucoup, on a décidé de rentrer. » Je faisais tourner la glace pilée fondue dans mon gobelet. « Si tu savais tout ce qu’on a pu voir pendant un an… Ça change un homme ! Et ça transforme beaucoup aussi. »