Ah, les bars, les bars. Seth passait beaucoup de temps dans les bars. Pas pour boire — il ne buvait jamais d’alcool quand il pouvait l’éviter — pas pour les derniers résultats du basketball commentés haut et fort par une dizaine de soûlards — et certainement pas pour l’amitié nébuleuse des soûlards en question. Non, si Seth fréquentait les débits de boissons, c’était parce que là se trouvaient les informations, là circulaient les petits détails d’une ville, cachés entre les paroles décousues des piliers de bar — et Seth avait besoin de se tenir au courant des allées et venues dans la ville.
Alors il restait là, il buvait son soda, assis au comptoir et jetant de temps à autre des regards vaguement concernés à la télévision qui le surplombait, ou dans l’ombre d’une banquette, au fond de la salle, parcourant des yeux les silhouettes familières et les nouveaux venus. Peut-être, dans quelques mois, dans quelques semaines même, serait-il capable de faire confiance à l’anonymat de cette petite ville, au complexe montage administratif qui presque certainement le dissimulait aux yeux d’éventuels poursuivants, qui plus certainement encore le croyaient mort, mais malgré toutes les préoccupations qu’il avait prises pour effacer ses traces, l’ancien espion était encore obsédé par sa prudence professionnelle doublée des précautions du fugitif.
Et ainsi, parfois, le soir, au lieu de se laisser tomber chez lui dans son canapé moelleux avec un bon livre ou devant un bon match, au lieu d’accepter l’invitation à dîner de ce banquier curieusement perspicace qui avait l’air de vouloir gérer autre chose que ses mouvements bancaires, Seth mesurait son ennui dans des établissements dépourvus d’intérêt qu’on y entrait seul — mais seul, il l’était depuis des années désormais, et ce qui avait été d’abord une peur s’était mué en obligation, et l’obligation s’était changée en habitude. Désormais, il n’était plus certain de pouvoir vivre autrement.
Ce soir-là, il pianotait sur son téléphone, lisait les nouvelles sur les sites anglais, américains, canadiens, sur les sites coréens et chinois, les sites arabes, lisait, en somme, toutes les nouvelles du monde, pour tromper l’ennui. À la télévision, au-dessus de la rangée de cinquantenaires peu pressés de retourner à leurs épouses trop connues et à leurs enfants trop ingrats, un écran plat diffusait le retransmission d’une rencontre sportive locale dépourvue d’intérêt, mais que certains clients commentaient malgré tout, par habitude ou par désoeuvrement.
La salle, elle, était un peu plus animée. C’était une soirée de fin de semaine, et des jeunes gens, dans leur premier emploi ou à la fin de leurs études, se retrouvaient-là pour boire un verre avant d’aller au restaurant, puis en boîte de nuit. L’heure était aux discussions plus animées, échange de ragots ou profondes considérations politiques. Seth jetait de temps à autre un coup d’œil nostalgique à cette jeunesse insouciante, qui lui rappelait ses années d’université. Il n’avait guère que quelques années de plus que la plupart d’entre eux, et pourtant il se sentait séparé de leur monde par tout un siècle.
L’homme secoua la tête et laissa échapper un soupir. Il allait reporter son attention sur l’écran de son téléphone lorsqu’une silhouette à peu près familière attira son regard. Il plissa les yeux et reconnut sans peine Strokes… Matt Strokes, s’il se souvenait bien — l’infirmier qui avait recousu sa main une dizaine de jours auparavant, et qui avait jeté sur lui, pendant toute l’opération, des regards rendus perplexes par l’indifférence que Seth avait manifesté — à la douleur, au sang, à l’hôpital.
Seth suivit le jeune homme du regard. Matt, eut l’air de chercher quelqu’un, des amis, probablement, qu’il devait retrouver là, mais qu’il ne reconnut personne, il partit s’accouder au comptoir. Seth l’observa encore quelques instants, commander un verre, sourire au jeune barman, avant de détourner le regard, d’avaler une nouvelle gorgée de coca et de reprendre son épluchage virtuel du Washington Post.
Ce ne fut que quelques minutes plus tard, lorsque sa vigilance toujours solide capta au coin de son champ de vision un nouveau mouvement, que l’homme redressa la tête. Matt venait d’interrompre une grande conversation avec le barman, faite de sourires peut-être un peu trop explicites, pour sortir dans une ruelle adjacente au bar, où les clients avaient l’habitude de sortir fumer une cigarette et, pour les moins délicats, de se soulager contre une benne à ordure. Matt sortait son téléphone — un coup de fil, sans doute.
Seth s’en serait à nouveau désintéressé si un groupe de jeunes à l’air patibulaire, non loin de lui, n’avait commencé à s’agiter. Celui qui devait être le chef de la petite bande avait désigné l’infirmier d’un geste du menton et murmuré quelque chose qui avait suscité les ricanements approbateurs de ses acolytes. Seth reposa sa bouteille de soda et tendit l’oreille.
— V’nez, on va lui apprendre à s’faire discret…
Les quatre jeunes se levèrent d’un bloc, avec l’air de parfaits abrutis — et de parfaites brutes. Aussitôt, Seth rempocha son téléphone. Un instant, il hésita. Jouer les bons samaritains, c’était un peu surfait et particulièrement de sa part. Et pourtant, avec tout son réalisme, toute sa philosophie désabusée, l’idée de laisser quelqu’un se faire passer à tabac sans lever le petit doigt, et surtout pour ce motif-là, lui retournait l’estomac.
Les quatre jeunes n’avaient pas quitté le bar depuis trente secondes que Seth leur emboîtait donc déjà le pas.