~ À QUOI RESSEMBLAIT TA VIE AU LYCÉE?
On dit que les années lycées sont les plus belles, mais je ne suis pas de cet avis. En fait, j'ai changé de lycée tellement de fois que je n'ai pas eu le temps de me faire de véritables amis. Chaque fois que j'arrivais quelque part, je passais pour la nouvelle décalée qui ne parle pas et qui a des piercing à l'oreille, qui passe plus de temps avec sa moto qu'avec de vrais gens. Je passais pour la bourge de service qui se donne un air rebelle pour contrarier ses parents. Aller au lycée, c'était un vrai calvaire. Quand on ne me regardait pas de travers, on se moquait de moi ... Mais j'ai supporté, parce que je ne voulais pas que mes parents le sachent. Bon bien sûr je n'étais pas non plus une martyre, et parfois c'était moi qui cassais la gueule des autres aussi j'ai su me faire respecter suffisamment pour ne pas avoir franchement peur d'y aller.

   ~ ES-TU HEUREUX PRÉSENTEMENT?
Je ne suis ni heureuse, ni malheureuse. Est-ce que c'est possible de n'être aucun des deux, et pourtant les deux à la fois ? C'est un peu cette impression que j'ai. Je n'ai besoin de rien, et pourtant tout ce que j'ai ne me comble pas vraiment. On dit que je ne me suis pas encore trouvée et que ce ne sera qu'à ce moment là que je serai pleinement satisfaite ... Mais ai-je vraiment envie de me connaître ? Je n'ai pas besoin d'être heureuse, je me sens bien ainsi et je continuerai jusqu'à ce que mort s'en suive. Je m'entends bien avec mes parents même si ils sont un peu déçus de moi, j'ai une colocataire sympa avec qui je passe mes nuits à faire l'amour et un faux petit ami gentil ... Et j'ai plus d'amis qu'avant. A partir de là, je ne vois pas l'intéret de chercher ailleurs.

   ~ OÙ TE VOIS-TU DANS DIX ANS?
Je n'en ai aucune idée. J'ai toujours vécu dans la crainte du lendemain. Je ne sais pas où je vais. Peut-être que je vais droit dans le mur. Peut-être que dans dix ans je serai malheureuse, malade, ou en prison, ou peut-être que je serai devenue une femme d'affaire sérieuse et coincée, une peintre mondialement connue ou terriblement pauvre, peut-être que j'aurai parcouru le monde une nouvelle fois ... Je n'ai aucun désir particulier quant à l'avenir. J'aimerais être aux côtés de la femme que j'aime, et de mon petit ami aussi, les avoir tous les deux pour moi. J'aimerais aussi que mes parents soient un peu plus fiers de moi.

« Regarde Vicky, les éléphants ! » La gamine colla son nez à la vitre de la Jeep et, fascinée, observa le paysage brûlant défiler. Victoria Annie Margaret Meredith Parks, plus communément appelée Vic ou Vicky, avait à son actif une dizaine de pays visités alors qu’elle n’avait que quatorze ans. Ses parents avaient décrété que leur fille était un génie et qu’elle n’avait pas besoin d’aller à l’école comme tout le monde, qu’elle apprendrait autant en découvrant le monde. Par conséquent, elle suivait des cours par correspondance et passait son temps à voyager. C’était ça, d’avoir des parents bourrés aux as. Elle les regardait jouer les princes au milieu de ces bidonvilles dont les habitants étaient plus pauvres les uns que les autres, avec un mélange de honte et de dégout. Était-ce comme ça qu’ils voulaient lui apprendre à vivre ? En montrant aux plus faibles qu’ils étaient plus forts ? Très jeune donc, Victoria prit conscience de beaucoup de choses et notamment que l’argent ne fait pas le bonheur. Elle forgea notamment son caractère en Inde, le pays qui marqua le plus son esprit et son existence. Ivre de liberté de curiosité, elle sortait par les fenêtres des hôtels la nuit, courait sur les toits avec les gamins de la ville, tentait d’échapper aux chiens errants en hurlant comme une hystérique. Elle revenait toujours sale, égratignée et pleine de bleus, tombait malade et passait son temps à réitérer l’expérience. Elle vivait dans l’instant, se sentait différente de ces parents qui ne souhaitaient que la rendre belle, la gaver d’argent et de robes hors de prix. Elle avait beau se faire disputer et punir, elle trouvait toujours le moyen de n’en faire qu’à sa tête. Victoria était rusée, entière et avait appris en observant ses géniteurs à manipuler les gens à sa guise, bien qu’elle déteste ça. Mais c’était tellement facile, et tellement tentant … Elle quitta l’Inde six mois après être arrivée, et jamais ô grand jamais elle ne pleura autant qu’en ce jour, où elle regarda ses quelques nouveaux amis courir autour de la voiture dans les rues de Bombay en rigolant et en lui faisant des signes jusqu’à ce qu’elle les perde définitivement de vue. Sa vie allait de nouveau être chamboulée. Où allait-elle, cette fois ?

« Matt, Matt tu m’entends ? C’est Victoria ! » cria-t-elle, paniquée. La voix de son frère lui parvint, grésillante. « Pas besoin de hurler Vicky, je t’entends ! Vous êtes où ? Je n’arrive pas à appeler papa et maman. » Mais elle ne se calma pas pour autant. « Moi non plus ! Je suis perdue, je ne sais pas où je suis et il n’y a personne ! Je meurs de froid et … » Mais la communication fut coupée. Victoria écarquilla les yeux. Elle aurait volontiers fondu en larmes si elle se l’était permis. Elle croisa les bras et continua sa route, gravissant la montagne au lieu de la redescendre. La tempête de neige l’empêchait de voir où elle allait et le froid lui mordait la peau. La jeune fille commençait à songer à s’asseoir pour mourir dans un coin quand elle sentit une main se refermer sur son bras. Elle se laissa entraîner sans résistance, épuisée, puis sombra totalement dans un sommeil empli de rêves. Pour la première fois depuis leur départ deux ans plus tôt, elle regrettait les Etats-Unis. Elle regrettait White Oak Station, où les attendait son grand-frère Matthew qui attendait leur retour. Elle ouvrit doucement les yeux, observant le haut plafond de la pièce dans laquelle elle était allongée. Un temple Bouddhiste. Le temple qu’elle était sensée venir visiter avec ses parents, dans l’Himalaya. Elle se releva vivement et enfila ses vêtements secs posés à ses côtés, avant d’errer au hasard dans les couloirs du temple. Ce qu’elle vit alors lui coupa le souffle. Du sommet de la falaise elle pouvait observer la vallée entière et la neige qui recouvrait les arbres et les maisons. Elle était si haut sur la montagne que tout en bas lui semblait minuscule. Elle écarta les bras et cria, un sourire immense aux lèvres. C’était encore plus beau que dans son imagination. Quand elle se retourna, deux prêtres dans leur toge orange se tenaient là, bienveillants. Son visage s’empourpra et elle les suivit afin de se nourrir. Durant une semaine entière elle joua au go avec eux, appris la méditation et l’art de tailler les bonzaï, se pavana dans des vêtements typiques du temple. Mais son bonheur fut de courte durée, car ses parents gâchèrent tout en la retrouvant. Ceux-ci s’inquiétèrent d’abord de savoir si elle avait été tripotée ou violée avant même de s’excuser ou de lui dire ce qui s’était passé.

Durant les années qui suivirent, la famille Parks continua ses voyages. Victoria réussit à négocier le fait de pouvoir aller en cours avec les enfants du pays, commençant à se sentir seule. C’est en France qu’ils finirent leur tour du monde. Tout juste arrivée au lycée où elle passait pour la petite nouvelle bizarre et friquée, un brin rebelle, un groupe de junkies la prit sous son aile. Elle leur conta ses voyages à travers le monde et ils lui firent découvrirent leur façon à eux de s’évader : l’alcool, la fumette, certaines drogues tel que l’ecstasy. Elle s’interdit malgré tout de franchir les frontières du raisonnable, vis-à-vis de ses parents. Ils mirent son changement de comportement sur le compte d’une crise d’adolescence tardive. Durant une soirée elle découvrit son véritable penchant sexuel. Ivre, défoncée, elle se laissa aller dans les bras d’une fille magnifique qui l’embrassa encore et encore. Si au début Victoria la repoussa un peu, le manque de force et le désir l’empêche de résister trop longtemps. Elle approfondit le baiser et toutes deux se retrouvèrent au lit jusqu’au lendemain. Elle fut à la fois effrayée et soulagée, triste à l’idée de la quitter bientôt également. Mais cette fille n’en avait rien à faire d’elle, elle n’avait été qu’un passe-temps. Elle lui fit largement comprendre d’ailleurs, la veille de son départ pour les Etats-Unis. « T’es adorable Vicky hein, et carrément sexy, mais t’es qu’une pote et les relations à distance c’est pas pour moi. T’en fais pas va, dans ton trou paumé y en aura des tonnes de filles canons. » Seule l’idée de retrouver son frère réussit à lui faire garder le sourire. En fait, Victoria ne savait pas quel sentiment prédominait en elle : la peur ? la tristesse ? la solitude ? le soulagement ? Elle retournait à White Oak, allait retrouver sa vie d’avant, sa vie qu’elle avait perdu six ans plus tôt. « Dépêche-toi Victoria, on va rater l’avion ! » ordonna monsieur Parks en passant les portes de l’aéroport d’Orly. La jeune fille regarda une dernière fois derrière elle et sourit. « Adieu l’aventure, bonjour la routine qui revient. La routine, ce sera l’aventure. »

Matthew la serra dans ses bras si longtemps qu’elle eut l’impression de se réveiller d’un long sommeil quand il la lâcha enfin. « Regarde toi ! T’es magnifique ! » lança-t-il joyeusement. Elle passa sa main sur sa nuque et répondit timidement. « T’es pas mal non plus. » Ils rirent et son frère l’entraîna par la main dans les ruelles de la ville. Elle le suivit doucement, jetant des coups d’œil ça et là. Mais quand il se retourna pour la regarder, il écarquilla les yeux. « Ça ne va pas ? » demanda-t-il. Victoria fondit en larmes, malheureuse et heureuse à la fois. « J’en sais rien. » lâcha-t-elle, la voix tremblante. « Chaque jour était différent, chaque jour était comme un rêve. Je n’avais à me soucier de rien, je rencontrais des gens qui m’apprenaient à vivre … Je m’amusais à offrir mes robes aux filles de mon âge qui n’avaient pas d’argent pour s’habiller, j’intégrais les gangs des villes, je mangeais avec les doigts … Et maintenant, ici, j’ai l’impression d’être un bébé et de devoir tout recommencer depuis le début. Là-bas, où qu’on soit, je n’avais peur de rien. Ici, mon ombre suffit à me faire peur … Je ne veux pas vivre ici Matthew, pas après ce que j’ai vécu durant toutes ces années … » Elle se tut, la gorge nouée. Victoria s’attendit à ce que Matthew la dispute, la traite d’égoïste, mais il n’en fit rien. Il se contenta d’essuyer ses larmes avec ses pouces et sourire avec une tendresse qu’elle ne lui avait jamais connu. « Alors retourne-y. Qu’est-ce qui t’en empêche ? » Vicky sourit à son tour et caressa sa main en fermant les yeux. « Toi. Je ne supporterai plus d’être loin de toi. Je me suis senti tellement seule parfois … Alors je pensais à toi et j’avais l’impression que tu étais vraiment là. Mais maintenant, je veux pouvoir te voir tout le temps, tu comprends ? Tu m’as manqué, grand-frère. » Matthew n’était pas vraiment son frère, il avait été adopté. Mais elle l’aimait réellement comme tel, et cet amour était partagé. « J’ai quelqu’un à te présenter. » annonça-t-il joyeusement en voyant approcher l’un de ses amis, à l’autre bout de la rue.

« Mes parents veulent que je trouve l’homme de ma vie. » dit-elle en riant, avant de porter le poison à sa bouche et souffle la fumée en l’air. Le jeune homme rit à son tour et croisa les bras, appuyé contre le mur. Depuis que Matthew lui avait présenté son meilleur ami, la vie de Victoria s’était un peu adoucie. En fait, elle souffrait toujours autant d’être ici et de mener une existence aussi banale que celle-ci, mais elle s’y habituait peu à peu. Et ce garçon qui connaissait son désarroi lui changeait les idées en l’emmenant partout. Il venait les chercher Matthew et elle le matin pour aller à la fac où elle étudiait l’art. Ses parents étaient contre ce choix de filière, aussi pour les rassurer Victoria leur avait dit que c’était uniquement le temps de trouver sa voie. Mais c’était ce qu’elle voulait faire, de l’art. Elle rêvait de devenir peintre. Récemment, elle avait même déménagé dans un appartement avec une fille un peu plus âgée qu’elle avec qui elle partageait bien plus que les tâches ménagères. Toutes deux payaient le loyer grâce à des petits boulots. Victoria était allée une fois encore à l’encontre du désir de ses parents en travaillant dans un garage automobile. Un jour, elle leur dirait sûrement qu’elle préférait les filles que les garçons. Et que ça expliquait pourquoi depuis toujours elle agissait davantage comme un garçon, avec un corps terriblement féminin et désirable. « Tu n’as qu’à faire semblant de sortir avec moi pour leur faire plaisir. » Elle étudia la question quelques secondes et hocha la tête avant d’acquiescer. Puis elle écrasa son mégot par terre et enroula ses bras autour de son cou. « Alors à partir d’aujourd’hui on sort ensemble ? » Son cœur se mit à battre la chamade, doucement. Il acquiesça et rit encore. « Ton frère va me tuer. » Ils s’embrassèrent avec amusement, s’y reprenant à plusieurs fois pour que ça ait l’air naturel et spontané. Et puis ils prirent goût à ce petit jeu et ne s’embrassèrent plus seulement pour s’amuser. Une chose était sûre, même si Victoria attendait le moment idéal pour quitter de nouveau White Oak Station, les mois qui viendraient ne seraient pas de tout repos.