Il s'agissait… d'un instant de destruction pur et dur.
Chaque fois que Prince Benjamin appuyait sauvagement sur les touches du piano, Chance voyait les commissures des lèvres des parents s'affaissaient encore davantage. Cela dit, il avait réellement essayé de lui enseigner la musique, la délicatesse et tous les machins qui pouvaient s'y associer… du moins au début. Et puis devant une telle absence de talent et l'arrivée de nouvelles motivations beaucoup plus amusantes, les cours de piano avaient été relégués à un second plan, vite oubliés. Le jeune Kingsley fixa attentivement ses chaussures en sentant le regard d'incompréhension que sa mère posait sur lui. Lui était doué avec cet instrument, d'abord talentueux en cours, puis autodidacte prometteur. C'était bien l'une des rares choses dans lesquelles il réussissait sans trouver le moyen de tout gâcher ensuite. Alors qu'en un an il n'ait même pas réussi à enseigner « Au clair de la Lune » à Prince, sa mère ne pouvait pas le concevoir – et d'ailleurs, même avec tous les efforts du monde, il ne pouvait pas le lui reprocher. Chance leva les yeux au ciel aux mots de son amant. « Que ça passerait tout seul… C'est une façon de voir les choses, oui. »

« Eh bien Chance, j'espérais un peu plus de… savoir-faire de la part de Prince. Comment veux-tu que je reste amie avec sa mère s'il nous détruit les tympans à chaque représentation ? » « C'était sa première, il devait être un peu stressé… Promis, il joue beaucoup mieux quand nous sommes que tous les seuls. Un talent de la délicatesse. » « Eh bien qu'il entraîne davantage ses doigts alors. » « Je n'y manquerai pas. » Sa mère lui jeta un bref regard avant de se reporter sur ses invités. Les Benjamin étaient venus passer la soirée pour un dîner convivial entre amis, et ils s'apprêtaient à passer à table, dans tout le respect des traditions mondaines. Chance sourit aimablement à monsieur Benjamin, qui passait près de lui. « Le stress, tout ça... » Honte ? Pas tant pour Prince qui s'était ridiculisé (comme il n'en avait pas spécialement conscience, tout irait bien pour lui) mais ses talents de professeur allaient grandement être remis en cause à ce rythme-là, et son père n'allait pas manquer de le lui signaler. Il s'assit en face de Prince et de Valentine, et sa mère prit place juste à côté de lui. « Tu ne manges rien... » Voilà. Comme il s'en doutait, le repas allait être lourd. « J'ai pas très faim… Mais t'inquiète, tout va bien, tout va bien. » Elle lui effleura la main et reporta son attention sur Prince et Valentine, se lançant dans ce qu'il appelait la discussion d'usage. Bref, elle parlait de trucs sans intérêt en souriant poliment, et l'objectif était que les autres fassent de même en face. Au final, l'intégralité de la tablée s'emmerdait à mourir mais ils faisaient tous comme si. Et lui faisait plus ou moins la tête, comme à son habitude, sans que personne ne vienne trouver à y redire : mieux valait qu'il se taise plutôt que de balancer des amabilités. (Dixit monsieur Kingsley.)

« Nous avons quelque chose à vous annoncer... » Chance fixa les pères Benjamin et Kingsley, debout en bout de table, un verre de vin français hors de prix à la main. Ils semblaient sérieux mais une étincelle d'excitation luisait légèrement dans les yeux de Wayne Kingsley. Juste assez pour faire trembler sa main et briller son regard. Ils ménagèrent un silence pour le suspens. « Nous avons choisi d'unir nos deux familles. » Chance se figea, son propre verre de vin à la main. « Nous avons décidé d'unir Prince et Valentine comme symbole de notre amitié et de notre entraide, et pour fusionner notre capital en une magnifique entreprise. » Un verre de vin gicla brutalement, traçant un sillon pourpre sur la nappe jusqu'aux chemises blanches des deux pères. « Chance ! » Le jeune Kingsley repoussa violemment la table, se leva et disparut sans un bruit dans le grand hall froid de la maison. Il grimpa directement sans sa chambre, s'enferma dans sa salle de bain personnelle.

Blablablabla. Stop. Il venait de dire quoi là ? Il avait du rêver. Aussi il continua à manger sans rien dire. Et puis les regards qui pesaient sur lui lui firent lever la tête. Chance quitta la table. C'était le 1er Avril en avance ou... ? Il savait que sa famille était un peu vieillotte sur les bords mais de là à faire une chose pareille, c'était carrément dérangeant. Et lui, on lui demandait pas son avis ? Et elle ? Sa mère le regardait plus sournoisement que jamais. Elle devait jubiler. Oh oui, elle devait se dire que son fils n'irait plus voir ailleurs, parce que dans sa tête ils étaient déjà fiancé. Oh ça, elle pouvait aller se faire voir. Quand à son père, la fierté se lisait dans son regard. Il ne voulait pas le décevoir. Il ne baissa pas les yeux et de toute façon, il était bien trop fier pour faire ça. Il regarda Valentine en souriant. Il essayait de décrypter ce qu'elle pensait. Compliqué de savoir...

Chance.

Il se leva de table, et les adultes présents lui lancèrent des regards étonnés. Il passa une main dans ses cheveux, un poil nerveux.

« Heu c'est... ouais. Cool. Je suis super heu... content et je pense que... Je vais chercher Chance, vous permettez ? »

Son père lui fit signe de la tête et Prince fonça à l'étage. Il n'erra pas longtemps dans la grande maison des Kingsley, il la connaissait par cœur. C'était presque comme s'il avait toujours vécu ici lui aussi, au mêmes titres que Chance et Valentine. Il poussa la porte de la chambre de Chance, vide. A tout hasard il avait du aller au fond de la pièce. Il referma la porte sans bruit et s’avança. Il le trouva là, assis par terre. Il n'avait jamais vraiment été doué pour réconforter les gens. Son regard se perdit sur les affaires de toilettes bien rangé du jeune homme et il lâcha un petit sourire avant de le rejoindre et de s'asseoir près de lui. Bien sûr qu'il devait être en colère. Lui même l'était, au fond. Il n'avait peu-être rien laissé transparaître, mais sa sœur, il n'en voulait pas. Il le voulait, lui. Et ça, c'était quelque chose que leur parent ne sauraient jamais, ne comprendraient jamais. Comment avaient-il pu en arriver là ? D'un côté, ils auraient pu s'en douter, quand on regardait leur famille respective, on pouvait se douter qu'une telle chose allait arriver. C'était tout les Kingsley-Benjamin. Il l'attira contre lui, le serra dans ses bras et ferma les yeux. Il cherchait ses mots. Il connaissait son copain. La moindre gaffe et (tout comme lui au fond) il partait en vrille. Il serra ses mains dans les siennes et lui déposa un petit baiser sur les lèvres.

« On laissera pas ça se faire, d'accord ? » chuchota t-il.

Et comment ? Ça, c'était la question. Non, ils étaient impuissants face aux démons qui leur servait de tuteur. Bon sang, pourquoi son père l'avait mis dans une telle situation ? Que pouvaient-ils dire ou faire ? Il laissa échapper un second soupire et plongea son regard dans le siens. Il avait horreur de le voir comme ça. Depuis qu'ils se fréquentaient, il n'avait pas eu souvent l'occasion de voir ce visage blessé, renfrogné mais il devait bien avouer que cela lui faisait un petit pincement au cœur à chaque fois. Chance lui faisait toujours ou presque cet effet là. Il avait envie de le prendre dans ses bras, de le sentir contre lui encore et encore, de le bercer toute la nuit s’il le fallait pour qu'il aille mieux. Il était a lui, et pour Prince, certaines chose comme ça ne changerait jamais malgré ce que pouvaient dire ou faire leur parents.

« Je... Je t'apprécie beaucoup, tu le sais ça ? Et ça ne changera jamais. »

La porte de la petite salle de bain claqua bruyamment et Chance se laissa tomber contre le mur, appuyant sur ses yeux comme un dingue. Dingue, c'était le mot, c'était ce qu'il allait finir par devenir si tout continuait. Ce n'est pas grave ! Lui aurait dit Valentine avec un sourire en lui frottant le dos… Mais putain, rien n'était jamais grave, tout allait toujours bien, et… Chance étouffa un sanglot, sécha brusquement ses yeux humides. À son âge, il n'allait pas pleurer quand même. Prince, il était à lui. Il était sa conquête, son copain, sa chose, sa possession. Prince, il n'était ni à marier, ni à prendre. Il était pris. Et pas par sa putain de petite sœur.

Il n'avait pas bougé quand quelques minutes plus tard, Prince ouvrit la petite porte de la salle de bain. Il ne bougea pas davantage quand le jeune homme l'attira à lui, quoi qu'il ressentisse cette présence comme une brûlure. Parfois, il ne le comprenait pas : comment Prince pouvait prendre tout ça tranquillement, comme si leurs parents n'avaient pas annoncé davantage qu'une simple tea party la semaine suivante ? Ils avaient parlé de mariage bon sang, d'épousailles avec sa sœur cadette, sa seule alliée. Et voilà qu'elle allait se marier avec son copain. Prince l'embrassa. Laisser faire ou agir, auune des deux solutions ne fonctionneraient, Chance le savait. Aucune raison valable n'existait pour empêcher toute cette… mascarade. Le garçon sentait à quel point ses parents étaient fiers de ce petit projet fraîchement dévoilé. Mieux, son père exultait, imaginant sans doute déjà mille scénarios pour la suite, incluant au moins un descendant masculin prochainement. (Il ne faisait aucun doute qu'engrosser sa fille à peine majeure en lui imposant un mariage avec le meilleur ami de son frère ne le gênerait absolument pas.) « Tu m'apprécies ? » Chance se détacha brutalement de Prince et poussa la petite porte de la salle de bain d'un coup de pied rageur. Une bière, c'est ce qui lui fallait et il ne tarda pas à en dénicher rapidement une dans le petit frigo glissé sous le meuble à aquarium. Les Nez Rouges s'agitèrent derrière la vitre, partant dans une fuite désordonnée… un peu comme lui en fait : il volait en petits morceaux et ceux-ci s'éparpillaient sans ordre. Bye bye, petit équilibre précaire. « Et tu veux arranger ça comment ? Épouser Valentine et venir me dire bonjour le soir, quand tes mioches seront couchés ? Zou, une petite partie de jambes en l'air histoire de passer le temps ? » Il était plus agressif qu'il ne l'avait vraiment voulu mais tant pis. « Peu importe, tu ne dis fait que dire des mots comme ça. » Il se laissa tomber contre l'aquarium et s'enfila une bonne dose de bière. Au fond, il ne savait même pas à qui il en voulait le plus. Son père ? Valentine ? Prince ? Val' et Prince n'étaient que les dindons de la farce, comme lui, mais il se sentait rejeté, exclu. Valentine n'aimait pas Prince, du moins pas comme ça, et il le savait mais… Jalousie, quand tu nous tiens.

Parfois il se demandait comment il faisait pour en pas être exaspéré par son propre copain. Il avait son caractère, un sale caractère et cela aurait du le faire fuir depuis le début mais non, monsieur Prince c'était accroché parce qu'il aimait ça, au fond. N'importe qui aurait pris peur, vraiment, il était parfois compliqué à supporter avec ses humeurs changeantes. Le voilà qui s'emportait encore. Il voulait bien l’admettre, il aurait du mettre u peu plus... d'émotion à l'annonce de la nouvelle mais voilà, le jeune Benjamin savait que cela ne servait à rien de toute façon. La décision était prise, il aurait beau faire comme si tout allait bien, rien ne changerait. Il n'en voulait pas de Valentine. Non pas qu'elle soit méchante, ni moche, mais il l'appréciait juste comme ça, en tant que connaissance, sans plus.

« Certainement pas non. Je veux pas d'une vie comme ça, merci bien. »

Pour ne pas rajouter qu'elle était déjà assez bordélique comme ça. Il soupira et lui jeta un coup d’œil désespéré. Il avait envie de balancer un tas de choses méchantes à son propos, mais se retenait vivement. Pourtant, il en avait des remarques pas toujours sympa à lui balancer. À commencer par celle qui lui brûlait les lèvres depuis longtemps déjà. « Au moins il pourra continuer à voir toutes ses filles sans s'en vouloir une seule secondes. Si toutefois il s'en veux un peu. Ce qui m'étonne au fond. Laisse tomber Prince, c'est une cause perdue ça. ». Des bruits de pas se firent entendre derrière la porte de la salle de bain, puis on frappa quelques coups à la porte.

« Vous êtes là les garçons ? »

Ça ne pouvait être que leur deux mères réunis ça. Elle devaient se poser des questions, quand à sa mère, elle devait lui en vouloir de les avoir planté en bas. Il se leva et ouvrit la porte, les bousculant au passage.

« Il fait la gueule, je retourne en bas. »

Il voulait bouder ? Qu'il boude avec les deux mères complètement insupportable quand elles s'y mettaient. Lui, il attendrait en bas, il n'avait pas fini son repas et il avait soudainement faim. Il évita soigneusement le regard de la jeune Kingsley. Ce n'était pas le moment de parler de tout ce qui leur tombait dessus. Mais bon sang mais qu'avait-il fait de mal pour mériter tout ça ? Il ne pouvait pas vivre une vie normale comme tous les jeunes de son âge ? Quoi que sa vie, elle avait tout de même l'un des rares avantages. Il avait tout de même la chance d'avoir un avenir tout tracé en ce qui concernait son futur travail (bien qu'une fois de plus, il avait espérait faire autre chose dans sa vie) et de ne manquer de rien. Et il avait beau réfléchir, il aurait bien du mal à tout plaquer pour vivre une autre vie. Il était trop égoïste pour ça. Chance lui en voudrait un moment, mais tout finirait pas s'arranger, il le sentait. Et puis, ce n'était pas comme si tout ça étaient entièrement de sa faute. Il savait faire que ça Prince, rejeter la faute sur les autres.

Il ne contint pas un rire moqueur aux paroles de Prince. Il était marrant, celui-là… Il ne voulait pas d'une vie comme la dépeignait Chance ? Tant mieux, lui non plus. Pourtant, Prince n'avait pas l'air prêt à se battre, n'avait même pas l'intention de dire quoi que ce soit. Non, il se contentait de garder le silence et de se tortiller aux pieds de son paternel. Pathétique. Le jeune homme s'enfila une nouvelle rasade de bière pour faire passer son amertume… Sans succès. Il était trop en colère contre son copain. Les mères se ramenèrent alors derrière la porte, leurs voix faussement inquiètes s'élevant dans le silence qui s'était installé entre les deux garçons. Chance bouillait toujours de colère, à serrer sa bouteille comme s'il s'était agit de sa faute et à se retenir de la balancer en directement de la porte. Prince quitta brusquement la pièce. « C'est ça, casse-toi ! » C'pas la peine de revenir, aurait-il voulu hurler. Mais la phrase resta coincer dans sa gorge, incapable qu'il était de ne serait-ce que le penser. Il rageait contre Prince et le haïssait en cet instant, mais jamais au point de ne plus le revoir. Il ne le pouvait simplement pas. Chance était un junkie et tout ce qu'on voulait, mais il était aussi accro à Prince, incapable de se passer de lui, de sa présence. Les filles n'étaient qu'un pis-aller pour faire passer sa frustration quotidienne et de donner l'impression de servir à quelque chose, d'être aimé. Prince… Prince, c'était lui, c'était sa seconde moitié, son âme-sœur. Étrange idée que de la voir s'incarner dans un garçon aussi différent de lui. Certes, les âmes-sœurs étaient censées être complémentaires mais Chance songeait alors davantage au côté sexuel, pas du caractère, de la nature même des deux personnes.

Chance refusa de croiser le regard de sa mère qui avait traversé la chambre pour s'appuyer elle aussi contre le malheureux aquarium. « Chance... » « Lâche-moi. » Il se dégagea vivement de son étreinte, frôla madame Benjamin en sortant de sa pièce comme s'il avait le diable aux trousses et dévala l'escalier à toute allure. Ce soir, il finirait la soirée en faisant semblant mais Prince et lui… Sa gorge se noua à nouveau. Si Prince épousait Valentine, ce serait fini, il le savait. Ils n'auraient pas le choix et Chance se sentait un certain de voir envers sa petite sœur. Il lui en voulait ce soir aussi mais il n'allait pas la rendre cocu par sa simple présence. Même lui avait des limites, aussi lointaines soient-elles. Il se rassit lentement, raide comme la justice, prit cinq secondes pour se calmer (fondre en larme n'aurait pas été du plus bel effet) et adressa un sourire glacial à son père. D'une façon ou d'une autre, Kingsley Sr. savait. « Excusez-moi, je ne m'y attendais pas. » Tu parles, il avait des envies de meurtres oui.