Nosh, Nixkhamich,
Si vous lisez ceci, c’est que nous sommes partis. Nous sommes prêts à affronter notre destin, et celui-ci n’est pas de rester dans la réserve. Nous voulons vivre, nous voulons voyager, nous voulons connaître le monde. Mais nous n’oublions pas d’où nous venons, et nous ne l’oublierons jamais. Vous nous avez offert la vie, et maintenant c’est à nous de nous en sortir. Que les Dieux vous gardent. On vous aime.
Enyo, Cheyenne et Nahele.
« Vous pensez que père et grand-père auront trouvé la lettre ? » demanda nerveusement Enyo pour la énième fois en mordillant l’ongle de son pouce. C’était son idée de quitter la réserve et elle avait entraîné dans son sillage son frère et sa sœur, mais maintenant ça l’angoissait plus que ça ne la soulageait. Et pour la énième fois, son grand-frère répondit :
« Oui Enyo, ils l’ont sûrement lue. » Il se montrait très patient avec elle, haussait rarement la voix. En fait, aussi loin qu’elle s’en souvienne, ça n’était jamais arrivé. Il était bagarreur, très impulsif et colérique, mais Cheyenne et Enyo étaient ses trésors et il ne leur aurait en aucun cas mal parlé. Assise entre eux dans le taxi exigu qui les conduisait dans leur nouvelle vie, Enyo regardait le paysage défiler à travers les vitres avec un mélange de fascination et de crainte, avec une pointe d’excitation. Ils étaient libres ; enfin. Ce jour, elle l’avait rêvé pendant des années.
« Nous arrivons à White Oak Station, les enfants ! » déclara le conducteur avec un petit sourire, amusé par leurs yeux brillants et leur émerveillement contagieux. Cheyenne ne tenait plus en place et ses ongles se plantèrent dans l’avant-bras d’Enyo qui couina.
« Waah, regardez ce bâtiment ! C’est l’université, c’est ça ? » L’homme rit un peu.
« Oui mademoiselle ! C’est là où vous étudierez bientôt ! » Tous trois se lancèrent dans une discussion animée, impatients de fouler ce parc des pieds, de suivre les cours de cette université. Pour n’importe qui ça aurait été banal, pour ces trois amérindiens fraîchement sortis de leur réserve, c’était synonyme de renouveau.
« Nous y voilà ! Vous êtes chez vous. » lança l’homme en couvrant le brouhaha général, au moment où il se garait au bord de la route. Enyo leva les yeux vers un immeuble ; leur immeuble. Ils ne l’avaient vu qu’en photo, mais maintenant ça se concrétisait. Ils avaient un chez-eux.
« Bienvenue à la maison. » souffla Nahele, et Cheyenne et Enyo se pressèrent contre lui avec un sourire.
« Bienvenue à la maison. » répondirent-elles en cœur.
Assise sur la fenêtre, Enyo regardait les voitures et les gens, en contrebas. De temps à autre, certains levaient la tête et lui intimaient de reculer, persuadés qu’elle allait sauter. Mais ce n’était pas le cas, elle réfléchissait seulement. La jeune fille pensait à ce qu’elle avait perdu en venant à White Oak, et ce qu’elle avait gagné. Ce changement de vie était si brusque ! Nahele est arrivé le premier. Puis elle est née deux ans après, et deux ans après c’est Cheyenne qui a ouvert les yeux sur le monde. Tous trois ont toujours été très proches, très fusionnels. Jusqu’à maintenant, ils vivaient dans une maison minuscule et partageaient la même chambre ; aucune intimité donc. Leur mère leur avait offert une nouvelle sœur six ans après la naissance de Cheyenne et avait fini par mourir, par manque d’argent et donc de soin. S’ils avaient été malheureux, les Redbird avaient tourné la page assez rapidement : cela faisait partie du quotidien quand on vivait dans une réserve ; la misère surpassait tout le reste. Tous les cinq avaient accueilli leur grand-père qui avait perdu lui-même sa femme.
« Ca va Enyo ? » demanda Cheyenne en entourant son corps de ses bras et posant son menton sur son épaule. Elle sourit et acquiesça.
« C’est plutôt à toi que je devrais demander ça. » Sa cadette hocha la tête avec un regard qui en disait long. Enyo avait toujours été heureuse, bien que détestant être enfermée à la réserve. Elle avait eu du succès auprès des garçons qui se battaient pour l’avoir, avait eu des notes exemplaires, des amies fantastiques … Mais pour Cheyenne, ça avait été une autre histoire. Enyo se souvenait qu’à un moment, elle avait vécu dans l’angoisse durant des semaines à cause de sa petite sœur. Plus fragile et timide que les autres, bien que farouche à sa manière, lui avait valu d'être le souffre douleur d'une fille qui avait monté de nombreuses personnes contre elle. Enyo avait fait de son mieux pour la défendre, mais c'était surtout Nahele qui l'avait sortie de cette passe difficile en en arrivant aux mains.
« Ouh ouh ouh, Petit-Nuage et Long-Chemin, je vous convoque pour une réunion secrète de famille ! » avait lancé Enyo en caricaturant très mal ce qu’on voyait à propos des indiens dans les films. Cheyenne et Nahele l’avaient regardée avec de grands yeux et avaient pris place autour de la table. Aussitôt, le sourire d’Enyo avait disparu et elle avait déclaré :
« Je vais quitter la réserve. Je ne compte pas en parler à Nosh ou Nixkhamich, puisqu’en tant que Chefs ils refuseront et seront déçus. Mais je voulais vous le dire à vous, quand même. » Leur visage s’était décomposé et Cheyenne avait réagi brutalement en s’accrochant à son poignet.
« Mais … Tu ne peux pas partir ! Où est-ce que tu vas ? Tu n’as même pas d’argent ! » Enyo avait souri doucement et sorti de sa poche des photos pliées.
« White Oak Station. J’ai trouvé cet appartement dans un magazine. J’ai fait les calculs, si je vais à l’université et que je travaille en même temps, ou que j’ai deux travails, j’arriverai à payer le loyer. » Enyo s’était tournée vers Nahele qui avait gardé le silence jusqu’alors.
« Dis quelque chose, toi. » Le jeune homme avait planté son regard dans le sien avec un sérieux qui l’avait faite frissonner.
« Hors de question. » La jeune fille avait froncé les sourcils, s’apprêtant à répliquer. Mais Nahele avait levé la main d’un signe inquisiteur pour la faire taire.
« Hors de question que tu y ailles seule. Je t’accompagne. » Enyo avait plaqué sa main sur sa bouche, émue, les larmes aux yeux.
« Vous m’abandonnez ? Alors moi aussi je viens ! Et puis à trois, on le paiera ce fichu loyer. » s’était exclamé Cheyenne en croisant les bras, l’air faussement boudeur. Tous trois avaient éclaté de rire et les filles avaient fondu en larmes. Ils avaient enfin un avenir qui se traçait devant eux, enfin l’opportunité de vivre.
Ils avaient mis deux mois à tout préparer, à signer le contrat pour la location de l’appartement de White Oak et trouver un moyen de s’en aller avec le moins de bagages possible. Et voilà qu’ils se retrouvaient dans cette nouvelle vie, dans ce nouvel endroit qu’ils ne connaissaient pas. Ils étaient aussi chamboulés qu’heureux. Leur première journée à l’université fut sûrement la plus démente de toutes. Les autres élèves ne furent pas si choqués de voir des amérindiens ici, et même se montrèrent curieux sur la vie qu’ils menaient là-bas. Enyo ne mit pas longtemps à se faire des amis, et même la meilleure qu’elle ait jamais eu : Aaliyah Summers. Ce que les autres trouvaient bizarre en revanche, c’est qu’Enyo évite un peu les garçons qui lui tournaient autour, et même les filles selon ses dire puisqu’elle n’avait aucune honte d’avouer qu’elle était bisexuelle, et qu’elle soit encore vierge.
« A la réserve, selon les croyances, on n’a pas le droit aux rapports sexuels avant le mariage. Et comme je n’étais pas encore mariée … » expliquait-elle, devant les regards curieux des élèves assis avec elle à la cafétéria. Elle salua d’un signe de main Cheyenne et Nahele qui avaient chacun trouvé de nouveaux amis, avec un petit pincement au cœur. Elle savait qu’ils allaient s’éloigner, c’était obligé. Bien que cette aventure les ait rapproché, maintenant ils mèneraient tous trois l’existence qu’ils avaient toujours désiré, et ce ne serait certainement pas la même pour tous.
« Ta sœur est carrément mignonne ! » s’exclama l’un des garçons, ce qui lui arracha un sourire ironique. Protectrice, elle n’aimait pas vraiment qu’on s’en prenne à sa sœur.
« Et ton frère trop sexy … » continua une fille en faisant semblant de fondre. Et ils éclatèrent de rire, avant de se lever pour aller faire un tour dans le parc. Le passé était derrière, et la vie ne faisait que commencer.