Ce jour-là, j’avais décidé de rester seul chez moi. Ma sœur jumelle Jack était partie au centre-commercial de la ville mais je n’avais pas le cœur à faire du shopping. À vrai dire, j’avais un peu le moral dans les chaussettes ces derniers-temps. La date d’anniversaire de ma mère approchait et ça faisait déjà plusieurs années qu’on ne la voyait plus. J’étais tellement petit lorsque mon père nous a emmenés vivre avec lui, ma sœur et moi, que j’en ai presque oublié le visage de ma propre mère… Je me sentais coupable de ne pas réussir à m’en souvenir, bien que Jack me rassurait toujours à ce propos. Ce n’était certes pas ma faute, mais j’avais besoin de ma maman. Et seul dans ma chambre, je broyais du noir. Je devais ressembler à un mort, allongé comme un piquet, les jambes droites et les bras le long du corps. Sentant la présence de quelqu’un, je tournai vivement la tête sur le côté et je vis Noàm appuyé sur le chambranle de la porte, les bras croisés. Je soupirai de soulagement.
Ça a pas l’air d’aller mon vieux. Mon regard se perdit de nouveau sur le plafond. Il s’approcha doucement, s’allongeant sur mon lit double à côté de moi, sur le ventre. Un silence s’installa quelques minutes.
Ta sœur m’avait prévenu que tu voulais rester seul. Mais je me suis dit que t’aurais pas été contre un câlin de ton meilleur ami — si t’évites de lui toucher les fesses ceci dit, Jack risquerait de pas apprécier ! Je ris doucement, lui donnant un coup de coude.
Allez viens-là. Noàm bascula sur le dos et je basculai à mon tour presque sur lui, posant ma tête dans le creux de son épaule, une jambe posée sur son ventre.
Dis, tu crois qu’un jour on aura une vie de famille normale ? Ma question allait rester sans réponse. Noàm n’en savait rien.
On est deux pour surmonter ça, Teddy. Et y a ta sœur aussi. Mon doigt dessinait des tourbillons sur le haut de son torse à travers son tee-shirt.
Tu veux bien rester un peu dormir avec moi ? demandai-je timidement. Sans qu’il n’ait besoin de répondre oralement, il resserra un peu plus son étreinte, passant sa main dans mon cou pour me faire des papouilles.
Alors… Si t’as faim y a un paquet de chips et une bouteille de coca planqués sous le lit. Y a aussi un magazine de foot et ma game-boy dans le tiroir de ma table de nuit. Tout est à portée de mains, t’as même pas besoin de bouger, du coup tu me réveilleras pas. Je savais que t’allais accepter de rester, j’avais déjà tout prévu. Et oui c’est un kidnapping. Noàm éclata de rire. Fermant les yeux, je m’apprêtai à
enfin me reposer.
Mercredi après-midi. Une
pluie torrentielle. Entraînement hebdomadaire de football dans le club de White Oak Station avec Noàm. Même si j’assumais totalement mon orientation sexuelle, c’était le seul endroit où je n’avais pas osé l’avouer. Après tout, même si j’étais ce genre de type qui faisait la peau aux clichés, j’appréhendais la réaction de mes potes de terrain. La plupart était sympa et on se marrait bien avec eux. Mais forcément, il fallait toujours une poignée d’abrutis dans une team. J’avais la chance d’avoir Noàm à mes côtés, un brin surprotecteur avec moi. Il avait toujours peur qu’il m’arrive quelque chose dans les vestiaires ou sur le terrain. Alors il gardait constamment un œil sur moi, montant au créneau quand un joueur devenait un peu trop virulent avec moi. Et cet après-midi-là, j’étais pas vraiment en forme. Ma mère me manquait atrocement et j’avais très peu dormi. J’en avais vraiment marre de cette situation, d’autant que Jack fuyait la maison à longueur de journées. Au final, s’il n’y avait pas Noàm, je me serai retrouvé seul dans cette galère. Du coup, qui dit fatigue dit mauvaise performance sur le terrain. Généralement, j’étais un petit génie du ballon rond, c’était d’ailleurs l’une de mes plus grandes fiertés. On jouait contre une autre équipe de la ville, histoire de s’entraîner. Au moment où c’était à moi d’entrer en scène, je loupai ma passe décisive pour la troisième fois en à peine une demi-heure. Pour l’un de mes équipiers, c’en était trop; ni une ni deux, il s’approcha dangereusement vers moi, la mâchoire et les poings serrés.
Qu’est-ce que tu fous Gedwyr ?! T’es vraiment une merde putain… Il alpagua le reste de ses potes.
On va pas aller loin avec un pédé pareil. Première fois qu’il me traitait ainsi. L’insulte eut l’effet d’une bombe, j’avais l’impression qu’on venait de me frapper dans l’estomac. Si la nouvelle de mes préférences venait à se répandre dans l’équipe, j’étais persuadé de devoir plier bagages.
Attends j’ai pas très bien entendu ce que t’as dit. Répète un peu là. Noàm s’était approché aussi, s’interposant entre l’abruti et moi. Il fulminait intérieurement, je pouvais aisément le devenir.
Laisse tomber Noà, il en vaut pas la peine. C’est pas grave. Nan nan, c’est hors de question, je lâcherai pas l’affaire Ted. Vas-y, répète. Répéter quoi ? Qu’on ira pas loin avec un pédé comme Gedwyr ? Bah ouais, c’est la pure vérité mon pote. J’suis pas ton pote… connard. Et le poing de Noàm vint s’écraser avec violence contre la joue du type. Le mec s’étala dans l’herbe inondée par la pluie qui ne cessait plus alors que mon meilleur ami se jetait sur lui pour le ruer de coup. Une bagarre des plus violentes qui faillit finir en baston général. Les deux entraîneurs tentèrent tant bien que mal de séparer tout le monde. Dans l’affrontement, je reçus involontairement un coup de coude dans le pif. Manquait plus que ça pour bien finir la journée. Pissant le sang par le nez, je me reculai de la scène. Les genoux pliés et les mains sur les cuisses, je laissai le liquide rougeâtre s’écoulait lentement dans l’herbe mouillée. Quand Noàm remarqua ma blessure, il se dégagea des bras de l’entraîneur qui le retenait et accourut vers moi.
Putain amour, ça va ?! Sérieux j’vais le niquer c’bâtard ! Ramène-moi chez moi, j’en ai marre… Je quittai le terrain sans prévenir, talonné par Noàm qui insultait tout le monde et faisait des bras d’honneur à tout va. Dans les vestiaires, je m’assis sur le banc et mon meilleur ami m’aida à ôter mon tee-shirt. Accroupi face à moi, il tenta d’éponger le sang avec une serviette. Heureusement, c’était pas bien grave, j’avais échappé à l’hémorragie. Je passai une main dans les cheveux trempés de Noàm pour le recoiffer un peu. Au dehors, l’orage grondait. Je tremblai de froid, on était gelé jusqu’aux os. Il me gratifia d’un petit bisou sur mon nez meurtrier avant de me tirer par le bras.
On prend notre douche en amoureux et on se casse, d’accord ? T’en as rien à foutre de ces pauv’ types, laisse-les dire. Ah ce mec, qu’est-ce que j’l’aimais !
Jack, ma propre sœur, enceinte de mon meilleur ami, Noàm. Même s’ils étaient en couple depuis maintenant trois ans, jamais je n’aurai pensé qu’ils en seraient arrivés là. Ma sœur m’a juré que c’était un accident. Malheureusement, les choses de la vie font que, parfois, il faut faire face et assumer. Jack était bien trop avancée dans sa grossesse pour espérer avorter. Elle s’était faite à l’idée de devoir mettre au monde cet enfant. La nouvelle m’avait pratiquement assommé. J’étais passé par plusieurs stades d’émotion. Au début j’étais en colère, j’ai littéralement pété les plombs. J’ai hurlé sur ma sœur, la secouant presque en la tenant par les épaules. Elle s’est mise à pleurer violemment, et je réalisai qu’elle souffrait de cette situation. J’en voulais à Noàm. Déjà qu’il sortait avec ma sœur, ce qu’il venait de faire ne faisait qu’ajouter à mon amertume. Je lui avais pardonné d’être tombé amoureux de Jack — car peut-être avais-je été égoïstement jaloux — mais je ne savais pas si j’allais lui pardonner de rendre ma jumelle malheureuse. Il m’avait pourtant promis de tout faire pour la protéger. Peut-être aurait-il pu commencer par se protéger le bout de la queue… Ça faisait déjà trois semaines que j’avais appris la nouvelle et Noàm s’était montré particulièrement distant. Je n’avais pas cherché le contact non plus, pensant qu’il valait mieux le laisser reprendre ses esprits. Je ne m’étais pas imaginé une seconde qu’il aurait pu fuir.
Je passai dans le couloir de la maison, un verre de soda à la main. Je m’apprêtais à rejoindre ma chambre quand j’entendis Jack sangloter dans la sienne. Poussant légèrement sa porte, je la vis à genoux par terre, son téléphone à ses côtés. Elle avait le visage enfoui dans ses mains, prise de spasmes tant les larmes étaient abondantes.
Oh merde, Jack ! Qu’est-ce qui se passe ?! Ma sœur leva son visage meurtri vers le mien. Dans ses yeux gonflés et rougis, je lus aisément sa détresse.
Il est parti. Il s’est cassé. On vient de me dire qu’il s’est barré en Inde… Impossible. La nouvelle fut telle que ma main lâcha prise. Le verre de soda chuta et éclata en morceaux sur le parquet. Mes idées s’embrouillèrent rapidement.
Non c’est pas possible, il ferait jamais ça. Il a peut-être juste éteint son téléphone et… ou alors la personne qui vient de te dire ça t’a fait une mauvaise blague, tu sais comment sont nos potes du lycée… ou c’est juste qu’il est parti quelques jours pour se changer les idées… Hein, Jack, j’ai pas raison ? Dis-moi que si. Dis-moi que si merde ! Le silence. Et de nouveaux sanglots.
Il est parti. Mon meilleur ami est parti. Et comme pour rendre la chose plausible, je prononçais cette chose atroce à haute voix. Je me jetai alors sur Jack, m’agenouillant près d’elle pour la prendre dans mes bras. Mes larmes ne tardèrent pas et nous pleurâmes l’un sur l’autre.
Il avait décidé de nous abandonner.
Quatre mois. Jack était enceinte de quatre mois. Noàm avait déserté le Canada il y a quatre mois. Quand j’eus réalisé que mon meilleur ami avait décidé de nous abandonner, la tristesse et le désarroi laissèrent place à la colère. Une colère noire et justifiée contre celui qui venait de briser le cœur de ma sœur jumelle. Celui-là-même qui m’avait promis de la protéger, qui m’avait promis de toujours être là pour moi, pour nous. Foutaises. Des mensonges qui me donnaient aujourd’hui la nausée. Rien que le fait de penser à ce connard me donnait envie de vomir. S’il avait été en face de moi, j’aurai aisément pu lui coller mon poing dans la figure. Je n’avais jamais été ce genre de mec violent, mais en cet instant présent, j’étais si mal que la violence était le seul moyen que j’aurai pu trouver pour m’apaiser. Et au lieu de passer mes nerfs sur la cause de tous nos malheurs, à Jack et moi, je passais mes nerfs sur cette…
Putain de machine à la con ! Rends-moi mes pièces bordel ! Non seulement elle m’avait pas donné mes skittles, mais en plus elle avait avalé ma monnaie. Fermant les yeux, une main posée sur la vitre de la machine, je tâchai de réguler ma respiration pour éviter une crise de nerfs.
Excuse-moi, tu peux te pousser s’il te plaît ? Je m’écartai sans prêter plus d’attention à la personne qui venait de me parler et m’apprêtai à rejoindre ma sœur qui se trouvait actuellement à l’étage supérieur, au service obstétrique en compagnie de son gynécologue. Je marchai dans le couloir en direction des ascenseurs quand je sentis quelqu’un courir derrière moi.
Hé, attends ! Soupirant, je me retournai.
Tiens, j’ai réussi à t’en prendre. Dit-il en me tendant un paquet de skittles. Et là, ça faisait BOUM BOUM dans mon cœur. Face à moi se tenait la bouille d’ange la plus adorable et la plus attachante qu’il m’ait été donné de voir. Lorsque je pris le paquet qu’il me tendait dans la main, nos doigts s’effleurèrent et des frissons me parcoururent l’échine. On est resté à se regarder silencieusement dans les yeux vingt bonnes secondes avant qu’on ne finisse par éclater de rire.
Je t’ai vu tout à l’heure. T’étais avec une fille blonde. C’est… ta copine ? Demanda-t-il timidement.
Ah non, du tout ! C’est ma sœur jumelle. Elle est enceinte de quatre mois. Son mec, qui était accessoirement mon meilleur ami, s’est barré en l’apprenant et on a plus de nouvelles depuis. Alors c’est moi qui l’accompagne pour ses visites et tout le reste. Un silence s’installa quelques instants. Pourquoi est-ce que je me mettais à trop parler quand j’étais mal à l’aise ?!
Euh… et toi alors ? Visiblement un peu embarrassé, le garçon passa une main dans sa nuque.
J’suis avec ma copine, on attend notre premier enfant. Oh… La déception pouvait aisément être perçue dans ma voix, mais j’embrayai aussitôt.
Vous êtes vachement jeunes pour votre premier… Mais si c’est ce que vous voulez et que vous êtes heureux… Il fit une petite moue et on se décida enfin à rejoindre les ascenseurs.
Lennon. Fit-il en me tendant la main. Je la serrai. Nouvelle décharge.
Euh… Te… Teddy. Mais tu peux m’appeler Ted. Il y avait ce truc entre nous. Inexplicable. Magique. J’en avais des frissons dans tout le corps.
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