~ À QUOI RESSEMBLAIT TA VIE AU LYCÉE?
   Le lycée, ou la dernière petite parcelle de liberté, avant de faire son entrée dans ce que j’appelle la fausse aux lions. Pour être honnête, lorsque j’y étais, je n’avais qu’une hâte, en sortir au plus vite. Aujourd’hui je repense à cette période avec regret, c’est une époque empreinte de nostalgie. Je m’aperçois qu’en ce temps, la vie s’avérait être bien plus simple. Je n’avais pas tant de responsabilités, qu’aujourd’hui.  Maintenant, je dois faire en sorte de toujours payer mes factures en temps et en heure, vérifier le plein de la voiture, cuisiner matin, midi et soir, bref une vie d’adulte. Je n’étais pas du genre insouciant, je ne pouvais pas me le permettre. Pour avoir grandi au sein d’une famille nombreuse, ne penser qu’à  soi, semblait particulièrement mal venue pour chacun d’entre nous. Je me dis parfois qu’on m'en demandait peut-être un peu trop à certaines occasions. J’étais exactement au milieu de toute cette fratrie. Les aînés étaient déjà en faculté, quand je me trouvais au lycée, et les plus jeunes n’avaient pas achevé le primaire. Mes parents se reposaient beaucoup sur moi pour s’occuper des petits. Donc oui, j’ai manqué quelques soirées du samedi ou du vendredi, mais rien d’insurmontable. Mes parents me le rendaient bien. On s’est toujours soutenu dans ma famille. On ne pouvait pas me compter parmi les élèves les plus populaires, j’étais même plutôt discret, l’agitation ce n’est pas trop pour moi. Je ne faisais partie d’aucune association sportive au lycée, ni même du club d’échecs, je participais à un atelier de mécanique. Le genre de chose qui m’a toujours intéressé, j’étais le passionné d’aviation, et je le suis toujours. J’avais de bons résultats, ou plus exactement je me trouvais dans la moyenne, je trainais avec mes amis. On pourrait presque dire que j’étais un lycéen lambda et sans histoire. Pourtant, j’avais vraiment hâte de finir le lycée, à l’époque je n’avais qu’une envie, me lancer dans la vie active.

      ~ ES-TU HEUREUX PRÉSENTEMENT?
   Voilà une question d’ordre philosophique, qui plairait surement à Spinoza. Suis-je heureux aujourd’hui ? En toute honnêteté,  je ne me pose jamais ce genre de question, je me contente de vivre ma vie. Le bonheur n’est qu’un état d’esprit passager, aussi fugace et éphémère qu’un rayon de soleil sur un point précis. Je ne me dirai pas heureux, mais plutôt satisfait de ma situation actuelle. Du moment que mes frères, mes sœurs et mes parents se portent bien, c’est là l’essentiel pour moi. Le fait de voler de mes propres ailes, se révèle être particulièrement gratifiant. J’ai connu bon nombre de bouleversements ces dernières années, en près de trois  ans mon univers a changé du tout au tout. Au jour où l’on souffle la dix-huitième bougie sur le gâteau, on ne s’attend pas forcément à tout ce que cela implique par la suite, à ce qui va s’ensuivre. On se retrouve propulsé dans un monde tout à fait nouveau, où la seule vraie personne qui puisse vraiment nous venir en aide, c’est soi-même. Heureusement pour moi, mes parents ont toujours fait en sorte que je sois armé d’un bagage solide, pour affronter les débuts de l’indépendance, et même la vie en général.  Ma capacité à être heureux dépend de moi, au final. Beaucoup tendent à dire que pour l’être, il suffit de le vouloir. À titre personnel, je trouve qu’il est bien trop facile de tenir un tel discours. La vie ne vous donne pas toujours les meilleures cartes en mains, il y a de plus chanceux. On peut se dire heureux, quand à la fin d’une belle journée, on se répète que l’on ne voudrait pas qu’elle prenne fin. Le bonheur se lit sur un visage, d’un simple regard, vous pouvez apprendre beaucoup de choses sur votre interlocuteur.  Pour ma part, je ne suis jamais aussi heureux, que lorsque je vois un large sourire dessiné sur les lèvres de ma mère.

      ~ OÙ TE VOIS-TU DANS DIX ANS?
   Et voilà, j’ai les mains moites rien que d’y penser, je trouve qu’il n’y a rien de plus angoissant que le futur. Je n’ai pas vraiment l’envie de me projeter, ni même le besoin. Je ne dis pas que je fonctionne au jour le jour, ce serait un tantinet irresponsable de ma part. Tout ce que je peux vous dire, c’est que je n’en sais rien, vraiment. Il me manque bon nombre d’informations pour cela. Je veux dire, à l’heure qu’il est, je suis un heureux jeune célibataire de vingt et un ans.  Qui me dit que dans les dix prochaines années, je vais rencontrer la personne qu’il faut pour fonder une famille. Ça peut paraître stupide dit comme cela, mais j’y trouve une certaine logique. Visualisez un instant la scène, imaginez-vous dans dix ans avec des enfants sans visage. Oui sans visage! Comment faire autrement, si vous ne connaissez pas votre futur conjoint, ou conjointe. En tout cas, j’ai beau essayer, je n’y parviens pas. Je ne sais pas non plus comment je me sentirais dans une dizaine d’années. Si à ce moment-là je me sens prêt à fonder une famille, alors tant mieux, mais pour le moment ce n’est pas le cas. Cela dit, je peux au moins me positionner sur un point, j’aimerais grandement avoir un boulot en rapport avec l’aviation. Rien que cela suffirait à me rendre heureux. Tout ce que j’espère, c’est que je ne serai pas déjà six pieds sous terre.

« Madame Lane, c’est un beau garçon ! »
Une infirmière brandit un petit être à bout de bras, qu’elle plaça sous le champ lumineux de la lampe halogène. Ainsi visible aux yeux de tous, l’enfant manifestait son profond mécontentement d’une voix criarde. Le petit paquet chaud déposé au creux des bras de sa mère,  James faisait son entrée dans le monde un 29 octobre, à White Oak Station. Natif du Canada, James Nate Lane, rapidement surnommé "Jamie", n’était certainement pas le premier à se joindre à la petite famille. Et l’avenir montrerait qu’il ne serait assurément pas le dernier. Le petit garçon avait déjà devant lui deux aînés. Les premières années de son existence demeurent assez brouillonnes dans son esprit. Et pour cause, il n’est jamais évident de se remémorer les événements de sa prime jeunesse. Pour seul témoin, il garde encore les albums photos, confectionnés et soigneusement tenus par les doigts délicats d’une mère aimante. Des instants capturés à jamais, qui donnent l’image d’un bambin plutôt discret,  mais souriant. Troisième enfant d’une famille, qui n’en compterait pas moins de cinq. James était ainsi au milieu de la fratrie, pris en sandwich entre les deux aînés, et les deux cadettes. Une place que beaucoup aiment décrire comme étant la plus difficile à tenir. Il grandit dans un cadre idéal, dans une petite maison de la zone pavillonnaire, bien comme il le faut. Ses frères et lui s’entendaient comme les doigts de la main, les deux sœurs bien plus jeunes, étaient choyées et protégées par leurs aînés. Les années passant, les cinq enfants de la famille Lane poursuivaient leur scolarité, une existence paisible, ponctuée par les visites des grands-parents, les vacances, puis les compétitions de baseball, les spectacles de danse etc...

« Et le petit prince dit à l’homme : "Les grandes personnes, elles ne comprennent rien toutes seules, et c’est très fatigant pour les enfants de toujours et toujours leur donner des explications." »
ANTOINE DE ST-EXUPERY

Difficile de se distinguer au milieu d’une fratrie de cinq enfants, un nombre suffisant pour monter une équipe de basket entière. L’adolescence fut pourtant une étape décisive dans la vie de James, qui détermina tout ce qui allait suivre. Ses deux grands frères partis à la fac, il devenait ainsi la seule figure masculine au côté de son père. James avait tout du jeune garçon sans histoire, bien sous tous rapports, et que les mères du quartier essayaient de lancer dans les filets de leurs filles. Plus le temps passait, plus il se faisait discret, parler n’était en aucun cas une nécessité pour lui. Lui, qui avait toujours été d’un naturel plutôt réservé. Il n’avait strictement rien à dire à deux fillettes se pavanant jour et nuit dans des tutus rose fuchsia, poupée Barbie en main. Et cela faisait déjà bien longtemps qu’il avait passé l’âge, où subtiliser ces jouets pour les débarrasser de leur tête, était une activité à plein temps. Il vivait sa routine au quotidien, se rendait au lycée en bus, passait à l’atelier de mécanique, puis faisait un crochet chez Maggie, avant de rentrer chez lui. Maggie pour Margareth, elle n’était autre que son amie d’enfance, sa meilleure amie. Il l’appréciait beaucoup, brillante et jolie, elle faisait la convoitise de bon nombre de jeunes garçons. Mais James ne la voyait pas comme cela, du moins c’était là ce qu’il s’imaginait. S’il devait y avoir une huitième merveille en ce monde, ce ne pouvait être que Maggie. James ne possédait pas un cercle d’amis vraiment très élargie. Certaines personnes peinaient à le comprendre, son petit côté secret ne faisait pas l’unanimité, même si cela en rendait quelques-unes rêveuses. Il tâchait de se rendre serviable auprès de sa famille. Être dans l’ombre de ses deux aînés lui pesait parfois à tel point, qu’il lui arrivait de devoir s’absenter pour crier un bon coup. Mais ce n’était là rien de plus que les quelques rivalités et jalousies fraternels, propres à son âge. À 18 ans, il obtenait son diplôme de fins d’études.

« Les obstacles sont ces choses que tu vois lorsque tu perds l’objectif de vue.»
HENRY FORD

L’aviation, une passion qui le suivait depuis l’enfance. À défaut de pouvoir devenir pilote, James décida d’étudier l’ingénierie, afin d’être en mesure de travailler dans ce domaine plus tard. Le jeune adulte quittait le domicile familial, pour s’établir seul dans un petit studio du centre-ville. Entre l’université, les petits boulots, les factures et toutes ses nouvelles responsabilités, il découvrait de lui-même ce qu’était que la vraie vie. S’il lui arrivait d’être à sec à la fin du mois, ses parents s’arrangeaient toujours pour lui glisser une petite rallonge, afin de l’aider au mieux. Dix-neuf, Vingt, puis Vingt et un ans, à mesure que les années passent, le temps ne fait que gagner en vitesse. Aujourd’hui, James a gagné bien assez d’autonomie, pour pouvoir subvenir pleinement à se propres besoins, et sans l’aide de personne. Il projette des plans pour l’avenir. Même s’il n’est pour l’instant qu’un simple petit rouage, dans une petite entreprise d’aéronautique, ce petit boulot lui convient tout à fait.  Son temps libre, il le passe dorénavant entre les  aéroports, et pour cause, le jeune homme n’a de cesse de prendre l’avion pour de multiples destinations.  Ce n’est pas de voyager qui lui importe tant, mais voler plus exactement. Une sensation qui lui est devenue nécessaire. La plupart du temps, il en profite pour se rendre en Ontario, sans que personne ne sache vraiment pourquoi ou pour qui. Lui seul le sait, de même que son frère. Un fardeau lourd à porter, qu’il garde secret pour son aîné. Un secret qui l’a rendu distant, et qui semble parfois avoir raison de lui.

Des centaines de visages défilent ainsi sous ses yeux, jour après jour. Enfermé dans son mutisme habituel, il est bien rare de le voir ne serait-ce qu’adresser un simple mot à son voisin. Non, James se contente de demeurer tranquillement à sa place, et de contempler le paysage à travers son hublot. Il peut de cette façon passer des heures entières, sans en détacher son regard, il ne s’en lasse jamais. Un jour pourtant, sans qu’il ne se souvienne vraiment comment, sa main droite a entouré celle de sa voisine. Une jeune femme qui ne devait pas avoir bien plus que la vingtaine. Pour une raison ou pour une autre, elle semblait se trouver mal, angoissée. Une parfaite inconnue, une personne qu’il ne connaissait pas, et qu’il ne recroisait surement jamais. Et pourtant, par ce simple geste, une poignée de main, il a tenté de la rassurer. Elle lui parlait dans un flot ininterrompu, et lui l’écoutait, tantôt il acquiesçait d’un signe de tête, parfois même sortait un son guttural de sa bouche. Il emmagasinait ce véritable déluge d’informations, sans vraiment s’en rendre compte, perdu entre songe et réalité. Tout au long du voyage, il a tenu sa main serrée dans la sienne, sans jamais la lâcher. Une rencontre pour le moins marquante, et qui a aujourd’hui le don de le faire sourire, tant elle est spéciale et unique. Un souvenir rendant à présent plus agréable tous ses voyages entre l’Ontario et  White Oak Station.