Ce n'est qu'une fois le moment passé qu'on réalise qu'on était heureux. Là, à ce moment précis, pendant cinq minutes ou plusieurs heures, devant un coucher de soleil ou un film, seul ou avec sa moitié, sa famille ou des inconnus. C'est une fois l'instant disparu qu'on comprend qu'il restera gravé dans notre mémoire. Pour toujours. Pour des raisons parfois cons mais des raisons qui comptent.

Depuis qu'il était môme, Ezra était incapable de reconnaître lorsque les choses allaient mal. Il continuait à vivre sa petite existence comme si de rien n'était, comme si l'une des relations les plus importantes qu'il ait jamais eu ne s'était pas brusquement détériorée. Il faisait semblant et pendant quelques semaines, il avait plutôt bien réussi. Puis Sara et lui avaient eu cette dispute, le week-end passé et tout s'était soudainement écroulé. Ses mensonges, son petit jeu, sa détermination. Il était fatiguée de prétendre aller bien alors qu'il ne la voyait plus, qu'il ne lui parlait plus. Merde, ils étaient adultes ; ne pouvaient-ils pas parler sans s'engueuler comme deux mégères sur un marché ? Mais ça, c'était sans compter sur la langue bien pendue de Sara et la fierté d'Ezra. Il se vexait rarement mais toute cette histoire l'avait blessé. Lui qui avait passé la majeure partie de sa vie à la regarder s'empêtrer dans des histoires qui terminaient toujours mal, lui qui avait toujours été là pour la remettre sur pieds lorsque d'autres lui brisaient le cœur, il en avait assez. Il y avait fort à parier que ça aurait continué comme ça encore longtemps s'il n'y avait pas eu ce stupide voyage à Las Vegas et ce mariage à la va-vite. Au fond, ce n'était peut-être pas une mauvaise chose ; mais il fallait que ça s'arrête. Ils ne pouvaient pas vivre comme ça éternellement.

C'était en voyant son chèque pour sa part de loyer sur le plan de travail, en se levant, que le trentenaire avait décidé de prendre son courage à deux mains et de faire le premier pas. Il avait choisi la mauvaise approche la dernière fois ; aujourd'hui, il allait tester la douceur. Puisqu'il était en congé, il avait tout loisir d'aller et venir à sa guise, et il comptait bien user de ce temps libre pour reconquérir Sara. Ou la conquérir tout court, en fait. Il avait donc choisi ses vêtements avec un peu plus d'attention que d'habitude, délaissant ses tee-shirts et autres sweats habituels pour un jean et une chemise à carreaux que Sara lui avait offert quelques Noëls en arrière. Ce n'était qu'une fois sorti qu'il avait réalisé qu'il n'était pas passé par la case rasage mais ça n'était pas bien grave. De toute manière, Sara l'enverrait certainement sur les roses, qu'il soit rasé de près ou non. Çà ne l'empêcherait pas de tenter sa chance quand même. Et c'est donc avec un bouquet de fleurs — des roses, des roses roses d'ailleurs — et un pique-nique pour deux, préparés par ses soins, qu'il passa la porte du cabinet médical où travaillait Sara. Il salua vaguement la secrétaire qui l'informa que le docteur Becker était en rendez-vous. Ezra faillit éclater de rire. Sara avait beau être son médecin à lui aussi, il avait encore du mal à s'y faire. Il la voyait encore, le nez dans les bouquins de médecin, à l'époque où elle allait encore à la fac, avant d'obtenir son diplôme, et il entendait à nouveau sa voix saccadée, stressée lorsqu'elle lui hurlait après parce qu'il avait le culot de regarder le sport à la télé. Un sourire triste étira alors ses lèvres et il prit place sur l'une des chaises inconfortables de la salle d'attente ; il lui semblait que ces souvenirs prenaient place dans une autre vie, avec d'autres personnes. Sara et lui n'étaient plus les mêmes qu'à vingt ans, c'était certain, et à présent trentenaire, Ezra ne pouvait s'empêcher de penser qu'il lui manquait quelque chose. Ou quelqu'un. Enfin, pas vraiment. Il avait quelqu'un, seulement ce quelqu'un ne voulait pas de lui.

Il n'aurait su dire s'il avait attendu une heure ou dix minutes, plongé dans le passé comme il l'était, mais la porte de son bureau finit par s'ouvrir pour dévoiler un jeune couple — des gamins et la jeune fille était clairement enceinte — suivi par Sara. L'inspecteur sauta sur ses pieds, gardant bouquet et panier derrière son dos jusqu'à ce que les adolescents aient disparu. « Une petite faim ? s'enquit-il avec un grand sourire, un sourire qui devait avoir l'air un peu forcé, en brandissant le pique-nique avant de lui fourrer les fleurs dans les bras. Tiens, c'est pour toi » précisa-t-il alors inutilement. Pour qui aurait-il emmené des fleurs, sa secrétaire ? Soudain, l'une des saloperies qu'il lui avait craché au visage lui revint en mémoire — « Oh, et tu aurais préféré épouser l'un des abrutis que tu fréquentes d'habitude ? Pourquoi pas Tom, tu sais, l'enfoiré qui s'est tapé ta secrétaire ? Ou Chuck Cavaletti qui voulait juste tremper son biscuit ? Tu aurais préféré que ce soit lui, à Vegas ? » — et son sourire perdit un peu d'éclat. « Je sais qu'on est pas vraiment en bons termes mais Sara, il faut qu'on règle ça » dit-il d'un ton conciliant. Il se savait toujours aussi catégorique sur le plan du divorce, même s'il commençait à concevoir sa vision des choses, mais il fallait bien commencer quelque part, non ?

Elle paraissait contente. Non, pas contente, soulagée. Ezra fronça un instant les sourcils. La matinée avait-elle été si dure que ça ? Il se garda, bien, toutefois de poser pareille question. Ce n'était pas le moment de remettre ses facultés et ses capacités de médecin et de femme en doute — il se souvenait bien assez du sermon auquel il avait eu droit, la première fois qu'il s'était inquiété de son emploi du temps affolant. Sara prit les fleurs sans mot dire et intérieurement, il sauta presque de joie. Enfin, ça ne voulait strictement rien dire sinon qu'elle n'était pas trop en colère après lui. Du moins pas au point de l'envoyer sur les roses. Il réprima un sourire devant son jeu de mots mental absolument stupide. « Tu as raison ! » s'exclama-t-elle, pour son plus grand soulagement, lorsqu'il exprima leur besoin de communiquer. Cette situation était pesante et il avait besoin de sa meilleure amie. Elle lui manquait — et encore, c'était un euphémisme. « Tu permets que je mange en même temps ? » Il hocha la tête en prenant place face à elle, dans son bureau. « Le petit-déj' est bien trop loin pour moi et je dois tenir encore huit heure avant de remanger » expliqua-t-elle tout en posant devant elle son propre déjeuner, bien plus équilibré que le tas de gâteaux et de chips qu'il avait embarqué. Réprimant un nouveau sourire, il déballa son sandwich mais ne le porta pas immédiatement à sa bouche. Cette scène, il avait presque l'impression de l'avoir déjà vécue. Ce n'était pas le premier déjeuner qu'ils passaient ensemble mais là, encore une fois, quelque chose n'allait pas. D'habitude, ils riaient tout de suite, ils n'avaient pas de mal à discuter. Il y avait, dans la pièce, un malaise qu'il ne pouvait pas ignorer plus longtemps. « Je me suis comporté comme le dernier des cons, commença-t-il après une profonde inspiration, et je suis désolé Sara. Vraiment. Tu me manques » Il posa une main sur l'une des siennes, plus petite, plus fine. « Tu me manques » Voilà, c'était dit. Ca n'était pas une déclaration d'amour, pas vraiment — pas encore — mais c'était un premier pas. Et Ezra n'était pas le genre de type à lancer des excuses à tort et à travers, loin de là.