Sous l'eau de la douche, tout me semble soudain affreuseument abstrait. Un peu comme si j'étais sous l'eau. En apnée, certes, mais surtout, étreint par un silence effroyable. J'entends même pas l'eau couler, si bien que parfois, il m'arrive de la laisser allumer, et de m'en rendre compte lorsque j'attrape mon gel douche et que l'eau bouillante vient me couler sur la tête, puis dans les yeux. Alors je l'éteins, souris de ma maladresse, même si chaque jour, c'est handicapant. Je coupe l'eau. Ouvre la porte de douche. Je sais qu'elle grince, et d'ailleurs, il me semble l'entendre un peu. Ça fait parti des quelques timbres si aiguës que certaines notes en sont encore perceptibles par mes tympans atrophiés. Pas atrophiés, plutôt réduits en cendre. Devant le miroir, je m'étudie. J'observe mon visage, mes yeux, mes cheveux encore mouillés qui gouttent sur mon front, mes joues, mes lèvres. Un instant, je me demande si je lui plais. Qu'est-ce que t'en as à faire, mec ? C'est ton orthophoniste, bordel ! Rappelé à l'ordre par ma conscience bien plus clean que moi, j'attrape les deux petits appareils posés sur le lavabo. Me les enfonce dans les oreilles, doucement, mais avec l'habitude de celui qui en porte depuis bientôt dix ans. J'entends les dernières gouttes s'échapper du pommeau de douche pour s'écraser au sol. J'entends la fenêtre qui s'entrouvre légèrement avec le vent depuis le salon. J'entends le bruit de mes pas sur le tapis de la salle de bain. Autant de petits détails auxquels on ne fait pas attention lorsqu'on a l'habitude de les entendre au quotidien. Autant de détails qu'on remarque lorsqu'on en est privé du jour au lendemain. Bon arrête de traîner merde, tu vas être en retard pour ta propre expo !

Mais non, heureusement. Pile à l'heure. Il y a déjà un peu de monde. Pas beaucoup, je dois l'avouer, mais qu'importe. Je n'fais pas ça pour devenir célèbre. Quand on est peintre, on est un artiste, pas une star. Et Dieu sait comme je suis content de ne pas en être une, d'ailleurs ! Après quelques blabla habituels avec les habitués, et après avoir salués quelques invités de marque, je me dirige vers une petite tête blonde que j'aperçois, de dos, plus loin. Elle est venue. Mon égo se gonfle d'une fierté égoïste et mes lèvres, elles, adoptent un sourire aussi naturel qu'il m'est inconscient. Je m'approche doucement, à pas de loup, pour ne pas la surprendre. J'observe le tableau qu'elle regarde, sans la déranger encore. Même de dos, je la trouve ravissante. Et ce genre de penser à tendance à m'arracher un nouveau sourire, en coin cette fois-ci. Je me rapproche encore un peu plus, pour n'être plus qu'à un pas d'elle, derrière toujours, mais légèrement décalé. D'un air détaché et d'une voix pourtant douce, je murmure alors : « Ce tableau-là, il représente le lapin nain qu'avait ma petite soeur quand nous étions enfants. Enfin, bien sûr, je vous rassure ; il n'avait ni ailes ni cornes, et ne flottaient pas dans les nuages. Mais il s'appelait Diabolo. » Comment ça, on s'en fiche ? Certes, mais il faut bien commencer quelque part, non ? Je me décale pour me rapprocher, me mettant à ses côtés, avant de pivoter doucement pour lui faire face, l'observant avec un doux sourire. « Ça me touche que vous soyez venue. » avoué-je alors, sincère.

« C’est beau. » Je ne sais pas pourquoi, mais sortant de sa bouche, ce compliment me ravit. Enfin si, je sais pourquoi, c'est même assez évident. Et puis, avouons que ça me change un peu de tous les commentaires développés qui vont discutailler du ton de bleu utilisé en haut dans le ciel comparé à celui utilisé pour les yeux de.. Ouais, vous avez compris quoi. Elle au moins, c'est clair. Simple. Je l'observe toujours, sans avoir prononcé un mot, comme si je n'osais pas la remercier. « Et les nuages me donnent envie de m’évader. » Ses nouvelles paroles me font sourire de nouveau, et plus encore. C'est justement ce que je veux faire passer comme sentiment dans mes peintures : je veux que les gens s'évadent rien qu'en les regardant. Qu'ils plongent en elles. Je crois même que je rougis légèrement. « Il ne tient qu'à vous de vous évader. » je murmure alors doucement, en détournant le regard vers la peinture. Je lui avoue alors que je suis ravi qu'elle ait accepté mon invitation, ce qui n'est que pure sincérité. Elle sourit. Ce sourire, qui me fait penser à Lola. Je ne sais pas comment j'en viens à identifier ma soeur en mon orthophoniste, je dois être gravement atteint déjà. Et puis en réalité, je ne réalise pas bien non plus pourquoi je l'ai invitée à quelque chose touchant à ma vie privée, chose normalement interdite ; elle est mon médecin, tout de même, non ? « Et ça me touche que vous m’ayez conviée. » Mes lèvres s'étirent de nouveau en un sourire niais. Je lui réponds de ce simple sourire, nul besoin de mot. Après-tout, je suis simplement heureux qu'elle soit venue. Soudainement, elle attrape mon bras et passe le sien dessous. Je tressaille légèrement, agréablement surpris, bien que désarçonné, car il me semble que c'est le premier contact non-médical que nous ayons elle et moi. Sans résister, je plonge mon regard dans le sien, aussi bleu l'un que l'autre, comme quatre billes de zéphyr qui s'observent inlassablement. « Vous me faite visiter ? J’aimerais beaucoup voir vos autres peintures. » me dit-elle de sa petite voix chantante. Ah, que je suis fier que cet appareil dans mes oreilles fonctionne ! Pour pouvoir entendre sa voix. Celle de Lola me manque. Son rire aussi. Je me dis soudain que j'aimerai bien l'entendre rire, aussi, Mme Rhodes. Je me donne le défi d'y parvenir avant la fin de la soirée. « Bien sûr ! Suivez-moi. » Je commence alors à marcher le long du prochain couloir, saluant de mouvements de tête quelques invités. Je resserre l'étreinte de nos bras, comme si je ne voulais plus la lâcher. À l'extérieur, j'arbore un calme exemplaire ; à l'intérieur de moi, c'est Hiroshima, comme un pré-ado de treize ans qui tient la main à la plus belle fille du collège. « Dans cette partie-là, il n'y a que des paysages. La plupart, je les ai tout droit sortis de ma tête... Oui, je sais que vous vous demandez depuis le début si je vais bien ou pas, il est clair que non ! » fais-je en rigolant alors, tournant la tête pour tenter de capter ses belles prunelles océaniques. Je me calme alors, avant de me pencher vers elle, pour lui murmurer à l'oreille d'un ton espiègle et enfantin : « Peut-être que vous auriez dû faire psy, on se serait croisés aussi ! » Et son parfum, à cet instant, que je peux sentir pour la première fois, c'est un peu comme le chant des sirènes.